
Système 1, système 2 de Daniel Kahneman
Le 27 mars dernier s’éteignait Daniel Kahneman, docteur en sciences cognitives et prix Nobel d’économie en 2002. Ses travaux portèrent sur la psychologie du jugement et la prise de décision. C’est de ces deux sujets dont il est question dans “Système 1, système 2” (Thinking fast and slow en anglais), qui propose d’examiner de façon accessible les différents modes de fonctionnement de la pensée humaine lorsqu’il s’agit d’apprécier les situations.
Le livre de Kahneman dormait depuis deux ou trois ans déjà sur ma pile à lire. La disparition de son auteur et son champ d’étude, très proche de celui de ma compagne, m’ont donné envie de m’attaquer à sa lecture. Système 1, système 2 est une somme vulgarisée, explorant trois grands aspects de la pensée humaine, sous la forme d’opposition : opposition entre deux personnages, opposition entre deux espèces, opposition entre deux personnalités.
Entre deux personnages, système 1, l’intuitif, celui qui réfléchit vite et mobilise pour cela son expérience, ses catégories d’appréciation du monde environnant selon ce qui lui est familier, dans le but de tirer de la situation appréciée un récit cohérent ; système 2, le penseur paresseux, en charge de la surveillance de son compère système 1, celui qui réfléchit, quand il décide d’y investir de l’énergie, sur la base de données statistiques, de connaissances qui le sortent de sa propre expérience, cherchant à valider la cohérence du récit du premier. Ces deux systèmes, métaphoriques insiste l’auteur, cohabitent et forment ensemble la mécanique de l’appréciation humaine.
Entre deux espèces, Econs (les être économiques) et Humains. Les premiers sont les êtres qui peuplent les modèles théoriques, développés dans le cadre de la recherche en économie ; les seconds sont les vrais gens qui agissent dans le vrai monde. L’espace qui sépare ces deux-là trouve son paroxysme dans la théorie de la rationnalité qui voit le jour au lendemain de la seconde guerre mondiale. Prenant le parti que chacun a une lucidité totale quant à ses préférences, lui permettant d’opérer ses choix selon une logique parfaitement rationnelle, la science économique a créé un dummy fort pratique pour les besoins de sa recherche, en même temps qu’elle perdait de vue qu’il n’était qu’une simple hypothèse, dont les études comportementales n’ont eu de cesse de démontrer le caractère purement fictionnel.
Entre deux personnalités, celle marquée par les expériences en cours que fait l’individu (experiencing self) et celle en charge de la mémoire (remembering self) de ces mêmes expériences, des leçons à en tirer, du décompte des points, des choix à formuler. Traverser les douleurs de l’enfantement, et voir cette expérience s’effacer devant le bonheur de la parentalité, pourrait constituer le cas archétypique de cette dichotomie.
Au travers de ces trois oppositions, Daniel Kahneman invite le lecteur à se pencher sur la réalité de notre appréciation des situations. En construisant un modèle simple et intelligible du raisonnement, basé sur la description des nombreux biais que leur collaboration (ou parfois, leur absence de collaboration) engendre, système 1 et système 2 constituent une porte d’entrée pour questionner le modèle de l’agent rationnel, et à travers lui initie une réflexion générale sur notre rapport à la réalité. Ancrage, biais de disponibilité, illusion de certitude, contexte de présentation, aversion aux risques et pertes, l’importance de la chance… sont autant d’approches de ce questionnement et de l’impossible correspondance entre être théorique et être réel.
Le livre multiplie, tout au long de son développement, les exemples issus des recherches expérimentales de l’auteur, à commencer par sa collaboration fructueuse avec son collègue et proche ami, Amos Tversky. Ce dernier, trop tôt disparu, aurait, à n’en douter, partagé le prix Nobel d’économie que Kahneman reçut en 2002.
Cette lecture m’a plu et marqué de plusieurs manières. En premier lieu, la somme scientifique présentée est méthodique, claire et humble. Certes, plusieurs paragraphes nécessitent que l’on s’y reprenne à deux ou trois fois, mais l’expression est in fine limpide et confine à ce constat parfois étonnant en ce qui concerne les sciences sociales : si l’énoncé peut sembler relever de l’évidence, en réalité, la règle résultant de l’expérience signale souvent quelque chose de peu intuitif. L’exemple simple ici est ce que l’auteur nomme WYSIATI, what you see is all there is, principe selon lequel on se réfère, pour juger d’une situation, aux éléments directement disponible à notre connaissance.
Ensuite, la mise en perspective proposée sur nos intuitions – celles générées par notre système 1 – offre de voir sous un angle nouveau certaines situations (pari, évaluation de probabilité, gestion des finances…) et rend désirable le fait d’être alerte sur les failles de notre entendement. De ce point de vue, je ne peux m’empêcher de me dire qu’au vu des nombreuses prises à erreur que l’ouvrage décrit et qui interviennent de façon indétectée dans le fonctionnement de notre pensée, il y a quelque chose de profondément troublant, voire inquiétant, dans la culture et la pratique actuelles du monologue des vérités assurées sur les réseaux sociaux. De ce point de vue, la lecture du livre de Kahneman permet de comprendre le cadre théorique dans lequel s’inscrivent les travaux de Gerald Bronner en France (cf. fiche sur la Démocratie des Crédules).
Enfin, et c’est peut-être le point le point d’appréciation le plus personnel de cette lecture, celle-ci m’a plu en ce qu’elle peut dialoguer, bizarrement, avec l’essai du Rabbin Soloveitchik “The Lonely Man of Faith“, mise en parallèle, sur la base de l’exégèse biblique, d’Adam 1 et Adam 2. Le premier, être social par excellence, ayant pour vocation dans le projet divin de dominer le monde, développer la société, établir des relations et solidarités ; le deuxième, étant un être infiniment petit et frêle devant l’immensité du mystère de Dieu, de la vie, et développant, dans l’expérience douloureuse de sa solitude, une vie spirituelle intérieure nourrie, qui équilibre la majesté du premier. Naturellement, les deux modèles en 1 et 2, de Soloveitchik et de Kahneman, ne correspondent pas point pour point. Là n’est pas l’idée. Ce qui retient ici mon attention est plutôt la croisement intellectuel à penser entre Adam 1 de Soloveitchik, l’être de l’extérieur, agissant, dominant le monde, et Système 1 de Kahneman, dont la description occupe la majeure partie du livre, tant il est prégnant dans les agissements des humains que nous sommes. Système 2 mérite d’échanger avec Adam 2, ces deux-là ayant en commun l’amertume de l’effort, de la contrainte de leur condition. Ceci mériterait un article dédié, à venir peut-être.
Livre en réalité incontournable pour qui souhaite comprendre le fonctionnement et les limites de notre pensées, Système 1, Système 2 devrait faire partie des lectures imposées de n’importe quel cursus éducatif, ses enseignements étant nombreux tant pour les décideurs que pour les chercheurs. Pas le truc le plus drôle à lire ; probablement (!) parmi les choses les plus fascinantes que l’on peut apprendre à notre sujet !