La démocratie des crédules de Gérald Bronner
Vous est-il déjà arrivé de lire un essai et de sentir que le constat qu’il dresse aurait valu le coup d’être lu 10 ans avant ? C’est précisément l’effet que m’a fait cette Démocratie des crédules de Gérald Bronner, tant son propos de 2013 éclaire de façon utile les phénomènes liés à la circulation à haute fréquence de l’information et les croyances qu’elle suscite.
Structure du marché cognitif et biais des utilisateurs favorisent la diffusion des croyances collectives au détriment de l’état des connaissances scientifiques, ce qui nourrit un risque pour la solidité de nos démocraties du fait que les citoyens sont portés à confondre le bien (la démocratie) avec le vrai (la science, les connaissances). Ainsi pourrait se résumer la thèse de cet essai, qui s’intéresse donc au danger que représente la montée des illusions, qui séduisent des utilisateurs qui ont des raisons de les croire sans pour autant avoir raison de les croire, et leurs effets sur l’avenir de notre régime démocratique.
Naturellement la part croissante faite à internet comme source d’information de nos concitoyens constitue dans ce contexte un élément central dans la place accordée aux croyances. L’auteur décrit comment la façon dont sont servies les informations – principalement à l’époque par des moteurs de recherche type Google – tend à mettre sur un pied d’égalité les sources répondant à ce qu’il nomme l’orthodoxie scientifique d’une part et celles relevant du mythe, de la croyance, du ressenti d’autre part. Cette offre d’information répond à une nouvelle donne sur le marché cognitif qu’a rendue possible l’essort de l’Internet : la démocratisation de la production d’information, qui a entraîné en plus d’une multiplication des sources, un augmentation sensible de la fréquence de publication et de diffusion.
Cette évolution du marché cognitif rencontre bien vite nos nombreux biais humains, qui nous conduisent, par paresse intellectuelle ou par manque d’humilité, à prêter l’oreille, accorder du crédit et in fine inscrire dans nos appréciations de la réalité un doute mal fondé. Ce doute s’insinue dans tous les thèmes de débat public, qu’il s’agisse du réchauffement climatique, des OGM, des vaccins, du nucléaire, jusqu’à inhiber une faculté raisonnable de décision politique par le jeu de l’opposition entre l’opinion publique et l’état des connaissances.
Dans cette opposition, le citoyen informé par Internet se sent en capacité, voire même prétend à un droit d’égale expression de son opinion personnelle en réponse à ce qu’il regarde comme l’opnion scientifique. La démocratisation des moyens d’information, de communication, de publication devrait ici rimer avec la faculté de chacun de pouvoir prendre part à une expertise qui pourtant lui échappe. Cette disposition d’esprit fabrique selon Gérald Bronner la démocratie des crédules, un état de la citoyenneté dans lequel le populisme peut prospérer sur la crise de confiance, née d’un rapport à la réalité encourageant la suspicion vis-à-vis de la décision publique, qui ignore sciemment ce que le bon sens populaire aurait compris.
Ce livre m’a énormément fait penser à cette proposition d’Etienne Klein que ce dernier énonçait au moment de la promotion de son Tracts Gallimard le Goût du vrai : “la science est républicaine, pas démocratique” (cf. son entretien sur France Inter à ce sujet, juillet 2020). Elle n’est pas démocratique dans le sens où si une majorité de citoyens votaient pour le changement de trajectoire de la Terre autour du soleil, cela ne se produirait pas. Les lois de la physique s’imposent à tout à chacun, indépendamment de nos convictions, et le débat de ces lois nécessite pour y prendre part une expertise en rapport avec ces lois. La science n’est donc pas démocratique : son élaboration appartient à l’échange au sein d’une communauté de scientifiques, structurée par sujets d’étude, sur la base de la mise en commun et de la discussion des travaux publiés et revus par ces pairs. La science est en revanche républicaine en ce sens que les citoyens doivent pouvoir l’interroger et obtenir des réponses intelligibles, qu’ils pourront intégrer dans leurs choix et convictions.
Il me semble que cette lecture était déjà essentielle au moment de sa parution en 2013 ; elle devrait aujourd’hui être proposée au plus grand nombre ! Après plus de 10 ans d’expérience dans les métiers de la communication numérique, avec une expertise sur les réseaux sociaux et vulgarisation scientifique, je puis témoigner de ce que ce livre décrit avec minutie une tendance montante qui a gagné en puissance, et dont je tiens comme première manifestation l’idéologisation des thématiques scientifiques (un article finira bien par être publié ici à ce sujet).
Cette thématique se retrouve à mon sens dans de nombreux exemples de l’actualité (lire le témoignage au sujet des massacres du 7 octobre en Israël perpétrés par le Hamas, publié sur ce site). Cela me fait énormément penser à la phrase que Desproges sort à Le Pen lors de son fameux réquisitoire : “Les racistes sont des gens qui se trompent de colère !” Je crois que pour une bonne part, les gens qui se disent en colère aujourd’hui, s’ils étaient éclairés et conscients des mécanismes qui font la distribution de l’information ainsi que de leurs biais d’appréciation de la réailté, orienteraient leur colère vers le système de distribution de l’information et les auteurs de sources malveillantes, plutôt que vers la démocratie, la science, l’Occident… (cf. En immersion numérique avec les gilets jaunes, article de Roman Bornstein, 14 janvier 2019)
Une lecture saine et nécessaire, qui trouve sa place aux côtés de publications comme celle de l’AFIS, Sciences et pseudo-sciences (dont il sera bientôt question ici).
– – –
A voir, conférence de Gérald Bronner sur la démocratie des crédules, 16 mars 2017
1 COMMENT
[…] Ensuite, la mise en perspective proposée sur nos intuitions – celles générées par notre système 1 – offre de voir sous un angle nouveau certaines situations (pari, évaluation de probabilité, gestion des finances…) et rend désirable le fait d’être alerte sur les failles de notre entendement. De ce point de vue, je ne peux m’empêcher de me dire qu’au vu des nombreuses prises à erreur que l’ouvrage décrit et qui interviennent de façon indétectée dans le fonctionnement de notre pensée, il y a quelque chose de profondément troublant, voire inquiétant, dans la culture et la pratique actuelles du monologue des vérités assurées sur les réseaux sociaux. De ce point de vue, la lecture du livre de Kahneman permet de comprendre le cadre théorique dans lequel s’inscrivent les travaux de Gerald Bronner en France (cf. fiche sur la Démocratie des Crédules). […]