Le pont sur la Drina d’Ivo Andrić
Le pont sur le Drina m’a été offert il y a une dizaine d’années par une collègue et amie serbe. En me l’offrant, elle avait simplement commenté : “si tu n’as pas le temps d’étudier l’Histoire des Balkans, ce livre propose un aperçu très révélateur du bordel sympathique ethnique et culturel de chez nous !” Après une première tentative de lecture abandonnée il y a dix ans, j’ai enfin lu et terminé ce monument (!) de la littérature mondiale.
L’oeuvre dresse une fresque historique sur près de quatre siècles du petit village de Višegrad en Bosnie, et plus spécifiquement de la construction, initiée en 1571, puis de la vie autour de son pont emblématique jusqu’au début du premier conflit mondial en 1914. Le pont enjambe le fleuve aux eaux vertes Drina, et ainsi relie la Serbie à la Bosnie, la terre traditionnelle à l’Empire Ottoman d’abord, la terre traditionnelle à l’Empire Austro-Hongrois ensuite. Décidé par un enfant du pays devenu Grand Vézir, victime dans son jeune âge du rapt pratiqué par les Ottomans, le pont sur la Drina est un legs, un cadeau majestueux, voulu comme tel par son instigateur : un ouvrage remarquable pour un projet remarquable – démonstration de l’amour de Dieu pour le genre humain selon le commentaire d’un des protagonistes du récit, témoin du délitement du pouvoir ottoman vers la fin du XIXè siècle. En trois cents pages et quatre siècles parcourus par l’enchaînement de courtes nouvelles qui forment ensemble une histoire épique de l’enchaînement des générations, le livre d’Andrić illustre la permanence et la constance de cette sublime construction, quand passent les pouvoirs politiques et les influences étrangères.
Auprès du pont vivent ensemble et se rencontrent Serbes orthodoxes, Turcs musulmans, Croates catholiques, Juifs sépharades, réfugiés de l’expulsion décidée par le royaume d’Espagne en 1492, rejoints plus tard par les ashkenazes au XIXè siècle, architectes italiens, soldats hongrois, lettrés autrichiens, mercenaires gitans. On commerce, on rit, on se fâche et se réconcilie, on se rebelle contre le pouvoir en place, on s’entraide au moment des inondations massives, on négocie les mariages, on est plus ou moins clairvoyant sur la grande destinée du Monde qui guide le petit village frontalier.
Pour l’ensemble de son oeuvre, au sein de laquelle le pont sur la Drina tient une place de choix, Ivo Andrić reçut en 1961 le prix Nobel de littérature. Son profil est emblématique des habitants dont il décrit la vie et les coutumes : fils de parents Croates catholiques, né à la fin du XIXè siècle (c’est-à-dire après le Congrès de Berlin qui confia le mandat de la zone à l’Autriche-Hongrie), il obtient une bourse pour faire des études d’Histoire des Slaves du Sud et en littérature, études menées jusqu’au niveau du doctorat qu’il obtient auprès de l’Université de Graz. Engagé politiquement (notamment emprisonné durant la 1ère guerre mondiale car ami de Gavrilo Princip, l’assassin de l’Archiduc Franz Ferdinand), Andrić occupera principalement des fonctions d’ambassadeur de Yougoslavie et de responsable de relations culturelles.
Dans le pont sur la Drina, il décrit avec une minutie historique savante et un mode narratif parfois proche du conte (son écrit fait penser par de nombreux aspects au style d’Isaac Bashevis Singer) la façon dont ce pont qui n’existait pas, va bousculer et définir de nouvelles habitudes, établir de nouveaux commerces, placer la ville sur la carte et révéler l’intérêt de sa position géographique comme voie d’échange. La kapia, ce lieu à mi-chemin du pont, s’élargissant sur les côtés, devient un endroit de rencontre où l’on chante et l’on danse et l’on raconte des histoires et l’on boit du café en mangeant de la halva ; mais également le point par lequel les armées des uns et des autres passent, chacune avec leur ambition pour ce bout de territoire clé.
En voilà une lecture marquante, qui a le goût et l’odeur des ambiances qu’elle rapporte ! Par moments violente et cruelle (notamment une description fameuse, par le menu, des pratiques de torture ottomanes), par moments tendre et charmant, Andrić offre au lecteur un récit épique en forme de jugement par l’exemple sur la constance de l’Histoire dans cette partie du monde, à la fois lieu de rencontre par essence et de ce fait, poudrière dont les mèches sont entre les mains des grands décideurs du Monde.
(crédit photo : Mehmed pasha SOkolovic bridge, Visegrad, Bosnia and Herzegovina, UNESCO site, photographed from the viewpoint next to the old bridge, the January shadow of the bridge, 18 January 2018, by Branevgd. This file is licensed under the Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license)