Les Indes Fourbes d’Alain Ayroles et Juanjo Guarnido
Y a-t-il des BDs que vous prenez plaisir à ressortir de la bibliothèque, qu’il s’agisse de les relire en intégralité ou d’en feuilleter les meilleures planches ? Récemment, je me suis replongé dans l’excellent volume unique les Indes Fourbes, scénarisé par Alain Ayroles (notamment connu pour le fabuleux de Cape et de Crocs, dont il sera ici prochainement question) et dessiné par Juanjo Guarnido (dont le travail éblouissant est à admirer dans les volumes de Blacksad). Et quel plaisir de lecture ! Tout marche : l’histoire, la mise en scène, la beauté des dessins.
Suite inventée d’un roman picaresque (c’est-à-dire d’une autobiographie narrant les aventures d’un miséreux, d’un gueux) du XVIIè siècle, les Indes Fourbes nous rapportent, à la première personne donc, les pérégrinations de don Pablos de Segovie dans le nouveau monde, à l’heure de la domination espagnole et de la soif de l’or. Nous faisons connaissance avec ce personnage misérable, à l’agonie, dans une des salles de torture du palais de Potosi, interrogé par l’alguazil et le comptable des lieux. Don Pablo, entre quelques phrases d’un délire qui ne semblent pas vraiment avoir de sens, laisse entendre qu’il a mis les pieds dans le fabuleux Eldorado, qu’il a arpenté ses rues pavées d’or et vu ses richesses infinies. Son rapport attise la curiosité du pouvoir local, qui le presse d’en dire plus et d’indiquer comment s’y rendre, afin de monter au plus vite une expédition, dont il n’y aurait pas à douter qu’elle ferait la gloire et la richesse de ces représentants américains de la couronne espagnole.
Difficile d’en dire plus sans spoiler. Alors qu’en dire ? Les Indes Fourbes sont une farce magnifique ! Elles sont un concentré de ce style qui respire bon le théâtre qu’a développé Ayroles dans De Cape et de Crocs : histoire solide, mise en scène irréprochable. Le fond historique nous plonge dans cette période peu glorieuse pour les Européens de l’exploitation à outrance des Hommes, des Femmes et des ressources en matières premières de l’Amérique Latine (cf. les Veines ouvertes de l’Amérique Latine pour une référence historique solide et synthétique). C’est dans ce décor de crasse humaine, que Don Pablo, lui-même crasseux, se faufile. Son récit est celui d’un bonhomme, pas méchant, mais sans allégence ni courage, qui recherche avant tout sa survie et la possibilité d’une fortune. A lui seul, il résume les deux aspects de la fourberie de son temps, victime d’un système écrasant les gueux et acteur résolu à survivre dans le chaos ambiant.
Et quel acteur ! Notre homme sait tout jouer, tout interpréter. C’est là son plus grand talent : il est conteur d’histoire et improvise des spectacles où il incarne tous les personnages de sa narration pour son public, que celui-ci soit haut potentat représentant la couronne d’Espagne ou groupe rebelle d’Indiens. Dans ses interprétations, Don Pablo est servi par un dessin irréprochable ! Chaque mimique, chaque visage, chaque grimace, chaque mouvement du regard font l’objet d’un travail fin de Guarnido, nous rendant ce sympathique salopard encore plus sympathique ! Le dessinateur nous gratifie par ailleurs de somptueux environnements, riches de détails et éclatant de couleurs. On tombe sur quelques doubles pages dans lesquelles il y a de quoi se perdre de longues minutes, tant ça fourmille de mille soins apportés aux décors.
Très solide référence donc que ces Indes Fourbes, et assurément, aux côtés de pointures telles qu’Astérix ou Tintin, dans cette catégorie des BDs qu’on a plaisir à retrouver !