Une Histoire populaire des Etats-Unis d’Howard Zinn
Il y a quelques années, le très bon historien et vulgarisateur youtube Histony (à suivre !) publiait une video intitulée “La Bombe, Howard Zinn“, qui inaugurait sur sa chaîne une série de recommandations bibliographiques. Histony proposait dans cette video de s’intéresser au livre d’un historien US, Howard Zinn, qui traitait dans son ouvrage de l’inutilité du recours aux bombardements aériens. Zinn, lui-même ancien bombardier pendant la Seconde Guerre Mondiale et ayant notamment participé au bombardement de Royan, désavoue ces initiatives alliées de la fin de guerre qui ont consisté en Europe et au Japon à recourir aux bombardements, conventionnels ou atomiques, massifs et destructeurs. Les gouvernements alliés, en tête desquels celui de son pays les Etats-Unis, mentaient selon lui ouvertement sur la nécessité de l’emploi de ces armes, faussement justifié par une situation militaire soit disant menaçante, en réalité souvent avec des adversaires (Allemagne nazie et Japon impérial) pas loin de la débâcle. A cette occasion, Histony mentionnait un autre ouvrage d’Howard Zinn, très connu, intitulé “une Histoire populaire des Etats-Unis“.
Comme pour son livre sur la Bombe, dans son Histoire populaire, l’historien US invite son lecteur à un double pas de côté : d’une part considérer l’Histoire du point de vue des populations, et non de l’enseignement officiel à l’école qui est souvent une Histoire des gouvernants et des institutions et, d’autre part, pour ce faire, placer l’Histoire telle qu’il la raconte à hauteur d’expérience de ceux qui l’ont vécue. Un pilote de bombardier qui obéit à un ordre en lâchant une bombe sur une ville et la population qui vit les terribles explosions en-dessous ont, pour dire le moins, des expériences très différentes de cet événement ! C’est cette expérience que Zinn veut faire parvenir à la conscience de ses lecteurs.
Son Histoire populaire des Etats-Unis commence en 1492 avec l’arrivée des Européens et court (selon les éditions) jusqu’à la guerre contre le terrorisme au lendemain du 11/09. Il passe ainsi en revue toutes les populations qui ne sont pas représentées dans la réalité des faits par le fameux “We the People” de la Constitution des Etats-Unis de 1787. Son Histoire met donc en évidence le massacre et l’exclusion des Indiens, l’importation massive et l’exploitation d’esclaves noirs et leur impossible insertion normale jusqu’à ce jour dans la société US, l’invisibilité des femmes, la violence de la condition des travailleurs pauvres… Pour chacune de ces populations, l’historien multiplie les citations de presse, de décisions de cours de justice, de correspondances, de discours… Souvent poignants, ces témoignages mettent le lecteur en contact direct avec les acteurs anonymes de son Histoire.
Zinn livre tant l’Histoire d’une oppression gouvernementale, sciemment opérée et maintenue en place, exercée à l’encontre de ces différentes populations, que la création de leurs mouvements de résistance, de leur convergences et divergences, des avancées et des pertes de terrain. Mais son livre est aussi en creux l’Histoire d’une raison d’Etat US, de son establishment et la façon dont les intérêts économiques ont donné leur forme à des politiques intérieures et extérieures du sans partage féroce, s’appuyant sur toutes les divisions envisageables, racistes, insensibles aux millions de vies humaines sacrifiées pour le profit d’un club très restreint de super riches.
Disons le “une Histoire populaire des Etats-Unis” est une lecture lourde, pas drôle, bousculante, remuante, gênante par bien des aspects. Aux côtés des “veines ouvertes de l’Amérique Latine” d’Eduardo Galeano, d’ailleurs cité par Zinn, elle offre une vision historique peu reluisante de tout un continent. Elle permet également de toucher du doigt la dangerosité de la super puissance, dont les orientations sont aux mains d’un groupe de personnes très limité.
Tout cela ne signifie pas que l’ouvrage de l’historien US soit sans critique. La première de celles-ci étant que sa lecture de l’Histoire est biaisée par la ligne qu’il tient, à savoir montrer un autre point de vue que celui de l’Histoire officielle. L’auteur le reconnaît lui-même vers la fin de son livre, indiquant qu’in fine, il voit cela comme un contrepoids à une masse de littérature et de pédagogie qui pèsent lourdement dans l’autre direction. L’autre aspect qui m’a quelque peu interpellé, c’est le systématisme de la lecture socialiste des rapports sociaux. Naturellement, on ne peut nier la pertinence de cette lecture dans l’étude des rapports de classes dont le bouquin fait état. La question que cela pose est de savoir si les rapports de classe épuisent ce qu’il y a à penser des rapports sociaux. C’est véritablement le systématisme présenté comme quasi-indépassable de la chose qui m’a toujours posé question, notamment en ce qu’il est une remise en cause de la responsabilité individuelle. Or les deux approches sont à mon sens nécessaires pour évaluer/comprendre/apprécier/juger une vie en société. Cependant, l’immensité du pouvoir gouvernemental US et de ses intérêts à maintenir un business as usual profitable, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, rendent nombreuses des argumentations et démonstrations de Zinn convaincantes.
Que faire de ces lectures historiques, celles d’Howard Zinn et d’Eduardo Galeano ? S’il n’est pas évident de susciter un engagement particulier sur la base de ces livres, leur première utilité est d’ouvrir les portes de la prise de conscience des problèmes dont ils traitent. Pour la plupart d’entre nous, notre quotidien est enfermant, géographiquement et temporellement (métro, boulot, dodo), nous confinant à l’approximation dans l’appréciation que nous avons de la réalité du quotidien des autres, plus riches comme plus pauvres, plus blancs comme plus noirs. Approximation renforcée dans une société ultra médiatique et de chaînes d’infos en continu, qui supprime le recul utile pour exercer un sens critrique. Il est d’ailleurs intéressant de noter à cet égard que les constats dressés par Zinn le sont à une époque qui précède l’Internet de masse mondialisé, qui a renouvelé les questions de distribution des richesses en même temps que celles du rapport à l’information.
Ayant étudié les Relations Internationales à la Sorbone à Paris, il m’est assez pénible de constater à quel point je ne mesurais pas en dehors du théâtre européen et de nos anciennes colonies (et encore avec de très nombreuses lacunes et zones d’ombre), les effets néfastes de l’impérialisme et la dévastation incommensurable sur laquelle peut déboucher une course effrénée à l’argent, au pouvoir, aux ressources… Surtout lorsque l’on comprend que cette course est courue par les populations de grandes nations, mise en mouvement, parfois par incitations et souvent par violence, par un groupe de personnes très limité ne représentant qu’eux-mêmes, mais qui ont ce privilège d’utiliser le droit à leur profit.
La conscience historique peut raisonnablement conduire, il me semble, à une forme de saine culpabilité pour nous, citoyens de pays dits libres, dont l’opulence s’est en grande partie construite sur les richesses volées à d’autres. Saine culpabilité car, comme en matière d’addiction (ici, celle qui nous lie à notre confort et nos habitudes qui nous semblent tenir de la normalité), éteindre le déni pour contempler notre dérangeante responsabilité historique par l’effet d’une prise de conscience est l’étape indispensable d’un début de guérison des maux.
L’Histoire populaire des Etats-Unis est un livre engagé et militant. Il a ce très grand mérite de donner à voir à une population son passé sous un angle qui favorise la prise de conscience du fonctionnement d’un système. Il en a un deuxième qui est de mettre en évidence le fait que l’Histoire est un enjeu important : elle est le préambule incontournable à toute appréciation des problématiques qui se présentent à nous dans la vie démocratique.
1 COMMENT
[…] la lecture de l’Histoire populaire des Etats-Unis d’Howard Zinn qui m’a donné envie de lire les aventures d’Huckleberry Finn. L’historien […]