L’embrasement de Michel Goya
Premier livre que je lis de Michel Goya, militaire et historien français, l’Embrasement propose une synthèse sur le conflit proche oriental, plus spécifiquement centrée sur la compréhension des enjeux de la guerre qui oppose Israël au Hamas depuis le 7 octobre 2023. Synthèse efficace et regard professionnel sont les grands atouts de ce court volume, qui mériterait néanmoins d’être complété d’une analyse des enjeux historiques, politiques et religieux-idéologiques plus aboutie.
L’auteur revient donc, de façon documentée (de nombreuses pages de références en fin d’ouvrage), sur la situation qui semble caractérisée l’existence de l’Etat d’Israël depuis la déclaration de son indépendance en 1948 (en fait 1949, cf. infra) : sinon la guerre, le conflit permanent. Ou plutôt, une situation militaire qui veut qu’à côté de la guerre conventionnelle entre Etats est apparu un mode de combat empruntant à la guerilla en zone urbaine et au terrorisme.
Cela porte deux conséquences principales selon Michel Goya. Premièrement, Israël, qui à l’instar de toute organisation étatique doit allouer le plus efficacement possible ses ressources humaines entre forces économiques et militaires, dispose d’une armée, Tsahal (Force de défense d’Israël), pour deux jobs différents : le combat conventionnel et l’opération contre-insurrectionnelle, voire de maintien de l’ordre, de police. Deuxièmement, l’histoire de l’Etat hébreu, marquée qu’elle est par une hostilité arabe et musulmane incessante depuis 1948, a développé une doctrine de réponse militaire d’ampleur à toute attaque, à des fins de dissuasion. Conclusion de la synthèse : ce que nous voyons aujourd’hui se jouer à Gaza, c’est la réponse quasi-automatiquement disponible sur l’étagère de la culture militaire israélienne, prête à l’emploi, qui frappe aveuglément.
Michel Goya revient par ailleurs sur les caractéristiques de l’armée israélienne : très jeune, en renouvellement de personnel permanent, ce qui conduit à une faible transmission de l’expérience et un encadrement professionnel limité. Une configuration qui, combinée aux aspects mentionnés précédemment, laisse peu de place à la nuance dans l’intervention. Cela est d’autant plus vrai dans un contexte politique, économique et sociétal dans lequel l’intensité de la menace semblait dans un statu quo acceptable, et avait pu conduire au développement d’un endormissement de la population. Le réveil brutal et traumatique au lendemain des massacres du 7 octobre 2023 (billet à ce sujet) actionne tous ces éléments pour produire une réponse militaire d’une forte intensité. Le souci de préserver la vie de ses soldats dans un environnement particulièrement difficile sur le plan opérationnel, se traduit par l’emploi massif de l’artillerie et de la force aérienne pour préparer le terrain à l’infanterie.
L’auteur souligne néanmoins que le coût humain des deux côtés, l’amplitude des destructions, un Hamas toujours actif, une image internationale catastrophique malgré un soutien au lendemain des massacres et surtout le non retour des otages sont autant d’éléments qui pointent vers l’impasse de cette intervention. Impasse encore caractérisée par le manque de coordination de l’échelon politique qui annonce d’une part vouloir éliminer le Hamas de la Bande de Gaza et d’autre part doit négocier avec ledit Hamas la libération de ses citoyens détenus en otage. Face à un ennemi comme le Hamas, il n’y a pas foultitude de possibilités, rappelle-t-il : il faut occuper le terrain et l’étouffer. Mais l’intensité de la réponse militaire israélienne, débutée par le feu combiné de son artillerie et surtout de sa puissante armée de l’air, ont lancé le combat sur une voie brutale, dont les civils sont les première victimes et dont il est envisageable que les survivants seront de nature un jour à prendre eux-même les armes contre Israël. Il semblerait par ailleurs qu’après quelques mois de combat, l’armée israélienne avance prudemment sur le terrain, laissant entendre qu’elle n’a pas l’intention d’occuper l’intégralité du territoire, ce qui pourtant serait sa meilleure option au vu de la nature de l’ennemi.
Commentaire
J’ai trouvé cette lecture (et son complément en interview sur le podcast du Collimateur) très intéressante pour la compréhension des enjeux sur le plan militaire. Le livre trace une intention de cantonner son commentaire à cette seule dimension. L’exercice est en réalité quasi-impossible et par endroits l’évocation des options des ennemis en présence oblige à déborder la ligne initialement énoncée. Au-delà de ce point, le livre fait très bien le job et la partie militaire des enjeux est très clairement exposée.
Il me semble néanmoins intéressant d’évoquer le cadrage historique retenu dans le livre et les aspects que celui-ci laisse de côté. Cela n’est pas directement lié à l’analyse militaire à proprement parler proposée par Michel Goya, mais plutôt à la compréhension que son commentaire au sujet d’Israël laisse transparaître. Deux éléments retiennent mon attention dans cette lecture, qui omettent des éléments structurants, à mon sens, de la compréhension des enjeux du point de vue des Israéliens jusqu’à aujourd’hui : ceux-ci livrent un combat pour leur survie, dans un environnement hostile par défaut.
C’est bien une dimension existentielle qui est pour eux en jeu dans la balance, selon des lignes de compréhension politique antérieures à la création de l’Etat d’Israël. Cela est un élément de perception certes, qu’il convient d’analyser et de nuancer, mais également de prendre en compte en ce qu’il donne forme à l’approche militaire qui relève de la responsabilité collective dans un petit Etat, le seul où existe une souveraineté juive, que tout le monde cherche à abattre. A nouveau, perception à discuter mais pas à ignorer. Or la façon de présenter l’Histoire d’une part et de minimiser la question de la possibilité du dialogue d’autre part sont, je crois, de nature à limiter l’intelligibilité de la raison de l’hostilité côté israélien.
1/ Le livre fait le choix de faire commencer son cadrage historique, et donc son récit, au moment de l’indépendance d’Israël, voire même en 1949, c’est-à-dire l’année du cessez-le-feu avec les armées arabes. Première phrase du premier chapitre : “La guerre n’a jamais véritablement cessé dans et autour d’Israël. Dès 1949 et alors que se termine la première longue série de conflits qui va opposer le nouvel Etat et ses voisins arabes, commence un long affrontement entre cet Etat et des groupes palestiniens…” Cela est parfaitement logique, puisque, comme le montre la deuxième phrase de la citation ci-dessus, cette date permet d’illustrer intelligemment les menaces conventionnelles et non-conventionnelles auxquelles est confronté Israël depuis sa création.
Ce choix de date mérite en soit un commentaire. Partir de 1949, sans évoquer ce qu’il y a eu avant (voire même simplement juste avant), c’est omettre un des éléments fondamentaux du conflit dont il est ici question, à savoir le fait que des Etats arabes ont en 1948, alors que la situation sur place était en tension depuis l’adoption du plan de partage de l’ONU en 1947, déclaré une guerre à Israël, suite à la déclaration d’Indépendance de ce dernier. Ils ont perdu cette guerre qu’ils avaient déclarée et ont du, eux Etats arabes ainsi que leurs alliés Palestiniens, en assumer les conséquences militaires, politiques, territoriales.
L’histoire militaire du pays rapportée dans le livre aurait pu utilement commencer en amont de la déclaration d’Israël de 1948, pourquoi pas avec l’apparition de Hashomer en 1909, qui prenait alors le relai de petites organisations de garde civile (cf. Bar Giora). Cela constitue une limite pour la synthèse proposée par Michel Goya, qui est que l’histoire militaire d’Israël est à la base ancrée dans sa vie politique : Hashomer était une émanation des forces politiques sionistes socialistes, dont le positionnement singulier doit être compris comme un certain positionnement juif parmi d’autres à l’époque – à savoir le choix de bâtir une société juive libre sur sa terre historique – vis à vis des enjeux du monde juif de l’époque – à savoir principalement la menace que représentent les progroms dans l’Empire russe, ainsi que la montée de l’antisémitisme en Europe au loin, et l’hostilité arabe sur place. Qu’il s’agisse de la Hagana ou plus tard de Tsahal, les forces militaires du pays sont des agrégats de groupes de combat issus de tendances politiques différentes, largement dominés par une culture de défense de la vie juive, même si des composantes soutenant l’approche offensive (cf. le Betar, mouvement de jeunesse issu du parti révisionniste de Jabotinsky) voire terroriste (cf. le Lehi, aussi connu comme Groupe Stern) existent.
Cela constitue un préalable culturel à rajouter à l’angle technique dont se réclame l’ouvrage de Michel Goya et qui devrait trouver sa place dans le récapitulatif historique auquel il procède, au risque de sous-estimer d’une part la raison d’être et la raison de combattre d’Israël et d’autre part la position politique et militaire de ses voisins dès avant la création de l’Etat.
2/ Dans cette même logique, dans son interview sur le Collimateur, l’auteur évoque le fait qu’Israël s’est longtemps, à tort au vu de la suite de l’histoire selon lui (cf. les paix signées avec l’Egypte en 1979 et la Jordanie en 1994), perçu en incapacité de pouvoir discuter avec les Etats arabes en vue de conclure une paix (vers 10’30). Si l’on peut comprendre les besoins de la simplification au service de la synthèse et la tentation de commentaire téléologique, il est plus compliqué d’ignorer les multiples tentatives du Yishouv (l’organisation sioniste en Palestine mandataire) en vue d’établir ce dialogue avec les voisins arabes dès les années 1920 pour conclure une solution politique dans laquelle une souveraineté juive serait envisageable ou encore l’accord entre Israël et la Transjordanie lors de la guerre d’Indépendance (cf. Wikipedia). La position d’un refus arabe (et ottomane en son temps) est une constante politique, dont les origines remontent à la première Aliyah entre 1881 et 1903 (cf. Wikipedia), qui s’est exprimée par le choix arabe des armes – à l’intérieur par les Palestiniens en 1929, 1936, 1947 et à l’extérieur par les voisins étatiques en 1948 -, et qui se renforce encore à la suite de la guerre des Six Jours en 1967 avec la résolution de Khartoum adoptée par la Ligue arabe, marquée par le fameux “triple non” : “no peace with Israel, no recognition of Israel, no negotiations with it” (cf. Wikipedia).
De ce point de vue, l’intention génocidaire de violence manifestée par le Hamas au cours des massacres du 7 octobre 2023 s’inscrit dans une double filiation historico-idéologique : le rejet politique d’Israël tel que décrit ci-dessus (ce dont sa charte fait peu mystère) et le rejet religieux d’Israël dans la perspective islamiste (ce dont sa charte, à nouveau, fait peu mystère, et qui trouve ses racines dans l’approche initiée par des figures comme Izz ad-Din al-Qassam, auquel les Brigades, branche militaire du Hamas, rendent aujourd’hui hommage, ou Mohammed Amin al-Husseini, grand mufti de Jérusalem). Difficile de balayer cette dimension de rejet – et qui participe à nourrir une haine mutuelle, dont l’écart nous semble aujourd’hui impossible à combler – sans fausser la compréhension de l’enjeu vital côté israélien.
Conclusion
J’ai découvert le travail précieux de Michel Goya au travers de ses commentaires au sujet de la guerre en Ukraine sur le Grand Continent et de ses interventions régulières sur le Collimateur. Ce qui est proposé dans l’Embrasement est dans la droite ligne de cette approche de commentaire. Livre facile d’accès pour qui veut comprendre les enjeux principalement militaires du conflit en cours entre Israël et le Hamas, l’Embrasement de Michel Goya a le très grand mérite d’offrir un regard froid et expert sur la pratique des armes, ses composantes humaines, matérielles, opérationnelles. Son enseignement premier est le résumé en deux points clairs qu’il propose comme grille de lecture du conflit : une seule armée pour des défis multiples d’une part et une réponse forte à toute agression d’autre part entraînent aujourd’hui un affaiblissement de la position israélienne par l’inadaptation (l’absence dirait Goya) de la stratégie militaire.
Lecture utile mais pas suffisante néanmoins pour qui veut y entendre quelque chose de politique et imaginer des voies de sortie sur le long terme. L’existence d’Israël correspond à un projet politique particulier, historiquement marqué à la fois par un émiettement des tendances politiques important et un modèle de société qui se cherche, et ce depuis le début. Le pays est mis en tension depuis de nombreuses années par l’examen de ses options, à l’intérieur et à l’extérieur, de son avenir, qui par la force des choses le condamne à intégrer le monde arabe.
La question du conflit en cours peut, en partie, être vue comme la question existentielle soeur, posée à la société israélienne dans sa traversée d’une crise démocratique et institutionnelle : quelle vie possible en paix pour Israël ?