L’épopée espagnole d’Antonio Altarriba et Kim
Je ne connais pas l’Espagne. Encore moins son Histoire, celle de ses Bourbons ou encore de son XXè siècle turbulent. Pourtant nos deux pays, voisins, se sont beaucoup rencontrés au cours des siècles, entre rivalité, alliances ou drame. Ainsi en va-t-il des populations républicaines fuyant la guerre civile en 1936. Avec l’épopée espagnole, Antonio Altarriba se saisit de l’histoire de ses parents pour offrir au lecteur le récit vécu de gens simples, ballotés par les mouvements de l’Histoire tourmentée de leur pays. Une porte d’entrée pour la connaissance de notre voisin.
L’épopée espagnole réunit un seul et même tome l’art de voler et l’aile brisée du duo Altarriba et Kim. Le premier titre retrace le parcours du père du scénariste ; le second celui de sa mère. Le rapprochement de ces deux portraits offre un miroir des paradoxes de la société espagnole du XXè siècle. Antonio père est un engagé républicain, anarchiste, ayant fui sa famille traditionaliste et son village étriqué, qui le conduira vers la résistance en France pendant l’occupation puis finalement un retour à la maison Espagne qui s’impose. Petra est quant à elle une chrétienne solide, qui a survécu miraculeusement à une naissance difficile, au cours delaquelle elle a perdu sa mère et qui l’a laissée handicapée. C’est une forte tête qui trouve sa voie en tant que gouvernante auprès d’une famille militaire, secrètement favorable au rétablissement de la monarchie, avant de s’engager dans son mariage et assure du mieux qu’elle le peut les conditions matérielles de sa famille.
Le récit du père est livré à la première personne. L’auteur s’en explique d’ailleurs dans les écrits qui accompagnent l’édition intégrale : il ressent les émotions de son père, connait son chemin de vie, sait où se trouve ses blessures. Ce “je” compassionnel, l’auteur le conçoit comme l’hommage à rendre à son père, héros au destin comme empêché de se réaliser pleinement par une normalité de l’existence rangée dans un pays soumis à un régime autoritaire, liberticide par essence. L’art de voler, forme polie et sobre désignant la chute de son suicide, c’est le parcours d’un homme farouchement libre, qui cherche à échapper au schéma tout fait de la société, de la famille, de la maison de retraite.
Le récit de la mère est aussi un hommage, quoique moins évident à recevoir comme tel. L’auteur s’est lancé dans son écriture en constatant le succès de l’art de voler et en comprenant en creux qu’il avait été injuste envers sa mère, en n’accordant d’importance qu’au point de vue de son père. Chez cette femme discrète, qui lui a tout donné, et dont il n’apprend qu’après sa disparition qu’elle était handicapée de naissance, il découvre un héroïsme insoupçonné, le courage d’affronter la vie telle qu’elle se présente, avec une vaillance et une constance qui confinent au silence.
L’histoire de la famille Altarriba, c’est une virée subjective dans l’Espagne franquiste et ses lendemains douloureux. Comme l’auteur, j’ai trouvé plus charmant, plus appropriable et digne d’honneur le parcours de ce père, qui a pris les armes pour lutter contre le fascisme, celui de son pays et celui qui occupait la France pendant la seconde guerre mondiale. Cette séquence du récit me donne d’ailleurs envie de creuser l’Histoire des relations entre les deux pays à cette époque, et notamment la façon dont les républicains espagnols, fuyant la guerre civile, ont été parqués en camps de concentration chez nous. Puis en réalité, la biographie de cette mère, qui affronte tout ce qui vient, dotée d’une forte personnalité, ne se laissant pas impressionner par les collègues intrigantes politiques, raconte elle aussi le courage.
Oeuvre aux allures d’auto-analyse de ses parents, et donc de son héritage, l’auteur livre dans cette épopée espagnole un diptyque touchant sur le thème du témoignage de vie, tissant un lien entre enfance et âge avancé, placé sur fond de mouvements historiques chahutés. J’ai lu ici ou là que l’on comparait cela au Maus d’Art Spiegelman. Il s’agit bien d’un témoignage de la génération suivante, hommage à celle qui a connu les véritables difficultés de la vie. On voit également dans l’épopée espagnole apparaître par endroits l’auteur qui se met également en scène. Il me semble néanmoins que Spiegelman parvient à emmener son oeuvre à un niveau supérieur encore, en exploitant plus avant les possibilités du medium bande dessinée. Cela ne retire rien à la très grande qualité de ce roman graphique, qui me donne envie de davantage comprendre notre voisin, me semble-t-il, si mal connu chez nous.