Le port des marins perdus de Radice et Turconi
C’est au détour d’une recommandation inattendue sur le groupe WhatsApp de la boutique BD16 que je suis tombé sur ce titre énigmatique “Le port des marins perdus“, one shot du couple formé par Teresa Radice et Stefano Turconi. Bouffée d’air marin frais dans cette rentrée de janvier morose, une bien belle histoire, entre onirisme et fantastique, avec la poésie du bruit des vagues en fond sonore.
On suit dans ce récit le parcours du jeune Abel, repêché de la mer au large du Siam et recueilli à bord d’un bâteau de la marine anglaise. Amnésique, le jeune homme rentre avec le navire à Plymouth, en réalité sa ville d’origine, où, par un curieux jeu des rencontres, il recouvre petit à petit la mémoire, jusqu’à pouvoir relier entre eux tous les points de son histoire et trouver la voie qu’il doit suivre. Sur son chemin, le Capitaine Roberts qui le sauve ; les filles du Commandant Stevenson, traitre disparu avec le trésor de sa cargaison et dont l’acte a plongé l’affaire familiale, une auberge, l’Albatros, dans la précarité ; la mystérieuse et envoûtante Rebecca du Pillar to Post, qui dirige le bordel du coin ; Nathan, le loup des mers.
Entre quête identitaire, honneur à défendre, sensualité, amours impossibles, littérature et grand large, ce livre propose une histoire franchement originale et dense. Les personnages sont fouillés, bien écrits, attachants, avec des traits bien marqués. Les trois sœurs Stevenson jouent à merveille la diversité de la fratrie : Heather, la provocatrice aux décolletés aguicheurs ; Helen, l’aînée responsable et introvertie ; Harriet, la petite dernière, innocente et espiègle. Rebecca campe parfaitement la femme volontaire, cultivée, hantée par ses erreurs passées, soucieuse de ses filles, douée d’une hauteur de vue réaliste, teintée de poésie, qui lui laisse entrevoir un au-delà de l’amertume des choix. Nathan, le vieux marin amoureux, qui rêve de poser ses valises, mais que la mer rappelle toujours. Galerie de personnages sympathique et que l’on retrouve avec bonheur !
Et surtout, surtout : quel dessin ! Ce noir et blanc maîtrisé au crayon à papier, dont la mine gère avec minutie les niveaux de gris, lignes claires, traits épais et flous. C’est un superbe travail ! Je ne suis pas facilement accroché par les œuvres en noir et blanc, mais ici le rendu force le respect. On sent dans la rondeur de certains traits ou le détail de certains objets que les auteurs ont précédemment travaillé sur des productions de Disney. Dessin généreux et étonnamment chaleureux pour ce noir et blanc, qui fonctionne à merveille avec la dimension fantastique de cette belle histoire.
Car dimension fantastique, il y a. Difficile de rentrer dans le détail sans révéler ce qui fait la sève de cette histoire. Disons simplement qu’il y est question de parcours initiatique en forme de deuxième chance. Il est notable que le livre rassemble de très nombreux poèmes et chansons, sur la mer, sur l’amour, sur la liberté. Ce bagage fait partie intégrante de l’éduction que reçoit le jeune Abel auprès de Rebecca, qui l’invite à méditer la vérité dissimulée dans la littérature et la poésie, pour le conduire petit à petit à une prise de conscience et l’armer solidement pour affronter sa quête personnelle.
Une œuvre délicate, touchante, avec il faut le dire quelques longueurs de ci de là, mais une ambiance telle que l’on est heureux que l’aventure prenne 300 pages à raconter tout son propos !