Sharaz-de de Toppi
Déniché au milieu de la caverne d’Ali Baba qu’est Aaapoum Bapoum dans le Quartier Latin à Paris, Sharaz-de de Toppi est longtemps resté cet objet littéraire dont je pressentais qu’il était superbe, mais que j’ai laissé traîner sur l’étagère. Une attente néanmoins bien inspirée pour pleinement apprécier ce véritable chef d’oeuvre !
Adaptation libre d’histoires choisies parmi les contes des Mille et Une Nuits, le Sharaz-de de Toppi invite au voyage envoûtant dans cet univers magique et cruel des lointaines contrées orientales. Une scène d’introduction plante ce décor que l’on connaît : Sharaz-de, nom ici donné à Shéhérazade, est l’une des jeunes femmes victime de la colère vengeresse d’un roi trompé par son épouse, et qui, après avoir partagé sa couche, sera exécutée. A la différence des autres, Sharaz-de sauve sa vie en racontant chaque nuit au roi une histoire qui donne à celui-ci l’envie de l’épargner pour pouvoir en écouter une nouvelle le soir suivant.
On parcourt par sa voix et ses récits les palais, les marchés, les déserts, les montagnes, où l’on rencontre rois, princes, soldats, marchands, génies, démons, animaux maudits. L’espace et le temps sont infinis. Un génie a fait la richesse d’un seigneur et de sa cour voilà cent milles ans. Un roi a abandonné sa place, obsédé par une question existentielle et a erré dans les déserts sans fin. Des frères vendent des armes à des tribus ancestrales, établies aux marches inexistantes des terres connues. Souvent dans ces contes, la richesse rend fou et la magie rend riche ; l’intelligence sauve et la vertu se perd. Et chaque histoire se conclut invariablement par le succès de la princesse à remettre au lendemain sa condamnation à une mort certaine.
Sharaz-de est un authentique chef d’œuvre de la bande dessinée. Le trait de Toppi, ses dessins en noir et blanc, la finesse et le soin des détails apportés aux visages, aux objets, aux lieux, sont majestueux. C’est bien simple : je n’avais précédemment jamais lu d’œuvre aussi belle ! Mais la beauté est un aspect quasi secondaire dans mon esprit dans l’appréciation de l’œuvre, tant la construction de ses pages sort de l’ordinaire. D’une conception narrative verticale, Sharaz-de s’émancipe quasi intégralement du découpage traditionnel horizontal en cases de la bande dessinée. Cela place les éléments visuels les uns avec les autres “le long” de la page et renvoie à une expérience de lecture proche du livre manuscrit : on lit les pages dessinées d’un seul tenant, du haut vers le bas. Style unique, ambitieux, culotté même d’une certaine manière, d’une force incroyable pour rendre le pittoresque de ces contes !
Un chef d’œuvre donc, à côté duquel je serais très certainement passé sans avoir au préalable appris par la lecture une grammaire visuelle de la bande dessinée “classique”, parfaitement décrite par exemple dans l’art invisible de Scott McCloud. Une œuvre sublime, qui s’apprécie d’autant plus lorsque l’on prend conscience de l’originalité de sa proposition. Elle est en cela aidée par le sujet qu’elle aborde : les Mille et Une Nuits sont une matière en or pour être ainsi arrangée dans ces grandes planches poétiques et richement décorées.