1629 de Dorison, Montaigne et Tessier
Depuis 2022 et la parution du premier tome de ce diptyque, 1629 fait sensation dans la catégorie bande dessinée sur la noirceur humaine. Il faut dire que les signatures de Dorison et de Montaigne laissent présager le meilleur. Un sentiment de malaise domine, une fois arrivé au bout de cette lecture, qui se fait l’écho du titre de la préface signée du scénariste : aucun doute, on vient bien de lire au sujet de l’extinction de l’âme.
Au départ d’Amsterdam, le port grouille de vie en cette année 1628. Nombreuses sont les personnes qui embarquent sur le Jakarta, destination l’Indonésie. La VOC – Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales – transfert à bord de cet important bâtiment, une considérable cargaison d’or et d’objets précieux. Parmi les 300 passagers, les bas fonds de la capitale côtoient les matelots expérimentés, et tous sont sous les ordres du subrécargue Pelsaert, main de fer dirigeant la vie à bord du navire, accompagné et rivalisé par le capitaine Jakob et son second Jéronimus Cornélius. Le lecteur découvre rapidement chez ce dernier une soif de l’or mêlée à une intelligence du mal, qui bientôt le porteront à orchestrer une mutinerie.
1629… ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta est un récit en deux tomes, dont la césure correspond à deux unités de lieu distinctes : premier tome, à bord du navire ; second tome, sur un ensemble d’îlots perdus en mer, près de l’Australie. Basé sur des événements réels, le récit, sur fond d’aventure maritime, explore la psychologie des individus et des groupes face à la manipulation de leurs passions par une intelligence diabolique. Se retrouvent ainsi exploitées problématiques d’allégeance, de rapports sociaux, de conflits de valeur, dans le but de créer un soulèvement au profit d’un seul homme. L’œuvre fait froid dans le dos en ce qu’elle démontre par l’exemple comme rares sont les personnes vertueuses qui parviennent à le rester aux moments critiques.
Dorison au scénario, c’est toujours une expérience forte, ce que confirme cet opus. Si l’histoire narrée comporte sa part de sanglant, la véritable violence est avant tout psychologique. Elle est celle suscitée par la raideur d’un commandement méprisant combinée à la haine de la population des matelots et des passagers soumise, affamée, impuissante. Elle est encore celle des sous entendus entre membres du commandement du navire et de leurs coups bas. Elle est enfin celle qui, par effet de terreur, conduit les uns et les autres à rentrer dans le rang, se conformer, obéir, tuer. Le récit met en place de façon machiavélique les éléments d’une situation explosive, simplement en attente de son étincelle. L’œuvre semble, sur ce point, être directement inspirée de manuels de cours de sociologie des organisations et de psychologie des foules.
Les personnages sont finement taillés et, passé quelques planches, le lecteur peut apprécier à quel point chacun joue sa partition à merveille. Le tour de force de l’écriture réside dans la retranscription de la portée des protagonistes de cette histoire sordide sur les groupes qui les écoutent, et la façon dont ils les influencent. Ces deux volumes tracent le continuum qui relie les passions de chacun au tragique destin collectif, une illustration de ce que l’Humanité dans un environnement pris entre faim, oppression et déliquescence morale peut ne tenir qu’au courage et à la résolution d’une ou deux personnes.
Le tout, à l’instar de l’histoire dont elle s’inspire, sert une œuvre foncièrement violente et cruelle, politique dans les rapports humains qu’elle raconte, superbement rendue par le dessin de Montaigne. Les deux, Dorison et Montaigne, avaient d’ailleurs précédemment travaillé ensemble sur le Troisième Testament – Julius. Ce 1629 dénote une collaboration étroite entre conception scénaristique et graphique. La mise en scène des cases, des lumières, des personnages, le cut entre les deux tomes, la gestion du rythme : tout est millimétré, pour notre plus grand effroi.
Lecture pas inutile par les temps qui courent, pour se rappeler la façon dont le Mal émerge et le faible nombre de candidats à la résistance, lorsque les circonstances l’exigent. Le diptyque m’a donné envie d’une part d’explorer la version réelle des faits, dont un court mot de Dorison en conclusion du second tome nous dit que sa fiction est bien en deçà de la réalité du drame ; et d’autre part de lire Jéronimus, autre bande dessinée parue sur le même sujet à partir de 2008, qui semble visuellement au moins extrêmement intéressante. Saisissez vous de cette œuvre, elle ne vous laissera pas indemne.