L’invention de la laïcité de René Rémond
Après le livre du Père Daniel Moulinet consacré à l’histoire de la laïcité (revue de lecture sur ce blog), j’ai eu envie d’approfondir cette approche qui éclaire la laïcité par le temps long. Cité dans les éléments bibliographiques de cette première lecture, l’Invention de la laïcité de l’historien René Rémond s’est imposé du fait de l’autorité académique de son auteur et de la synthèse que ce court essai propose, offrant un résumé des choses en 140 pages.
Disons le d’entrée : ce livre comble tout ce qu’il convenait de reprocher au livre du Père Moulinet. Le propos y est plus intelligible, mieux construit et le risque de l’analyse poussé plus avant. L’auteur parvient à faire ressortir d’une façon limpide l’évolution d’une lutte nationale, qui s’inscrit d’une part dans une longue tradition de rivalité de pouvoir entre Etats et Papauté et d’autre part, par l’entrée en scène de l’individu comme citoyen en 1789 et le reversement des logiques d’Ancien Régime, marqué entre autres éléments par l’apparition dans le champ des droits civils de la notion de Liberté de conscience. Ce court essai donne donc des clés conceptuelles pour apprécier l’Histoire d’un progrès d’idée et des différentes formes de son application, depuis 1789 où est reconnu la Liberté individuelle de conscience (article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen), au régime des cultes reconnus établi par Napoléon Ier (c’est ce mot et cette notion de “reconnu” qu’il convient d’entendre dans l’article 2 de la loi de 1905, “La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte”) et enfin à la loi de Séparation de 1905, qui consacre la neutralité de l’Etat en matière religieuse.
Fascinant résumé historique qui permet de comprendre les enjeux de chaque étape, et surtout, de son adéquation à une actualité particulière. Publié en 2005, cet essai s’inscrit dans la longue liste des ouvrages qui ont marqué le centenaire de cette loi aujourd’hui perçue comme fondatrice, aux côtés d’autres normes, de nos valeurs et traditions républicaines. René Rémond montre néanmoins comme cela ne va pas sans mésinterprétation et accomodements divers et variés au cours du temps. Pour ne prendre que cet exemple, au lendemain du premier conflit mondial (au cours duquel les lois laïques ont été suspendues) où laïcards et cléricaux se sont côtoyés dans les tranchées et ont partagé le drame guerrier, la France rétablit avec le Saint Siège des relations diplomatiques et conclut avec le Pape un nouveau traité. Celui-ci aménage l’application de la loi de 1905, entre autre selon une logique de reconnaissance par le format de l’association diocésaine (forme juridique remplaçant pour l’Eglise catholique l’association cultuelle, dont Rome avait interdit aux représentants de l’Eglise en France l’application en 1905) de la spécificité de l’organisation et de la hiérarchie de l’Eglise catholique.
L’essai revient également sur l’application du principe de laïcité à l’école, cette dernière faisant l’objet d’un enjeu central dans la formation des esprits, identifiée à juste titre comme lieu privilégié de la Liberté de conscience et en cela, pièce maîtresse dans le champ politique selon les différentes tendances. Là aussi, l’auteur montre comme le compromis pour la préservation de l’idée de laïcité pourra voir le jour à l’occasion de l’adoption de la loi Debré de 1959, instaurant la notion d’école privée sous contrat.
L’auteur ouvre enfin sur une Histoire en mouvement de la laïcité, basée sur celle qu’il a décrite dans les précédents chapîtres. De nouvelles problématiques se font jour dans notre pays, qui interrogent la notion de laïcité. Rémond en retient deux : le projet européen d’une part et l’Islam d’autre part. Pour le projet européen, l’auteur note en effet les débats compliqués qu’ont suscités le projet de constitution européenne et la question de savoir si le texte devait ou non faire mention des origines chrétiennes des pays européens, ainsi que de son héritage religieux, constitutifs de ses valeurs universelles modernes. Concluant à une polémique stérile et ce qui pourrait s’apparenter à un déni de principe d’un fait historique, il regrette que le sujet de fond ne soit pas traité, à savoir l’adoption d’un texte poussant plus loin le rapprochement entre des peuples parvenus à sortir d’une logique guerrière. En ce qui concerne l’Islam, l’auteur rappelle que l’arrivée du fait musulman dans notre pays est de très loin postérieur à la loi de 1905 et par ailleurs étranger aux problématiques d’application jusqu’alors rencontrées qui, dans l’immense majorité des cas, concernent les rapports entre l’Etat français et la majorité catholique du pays. Cette “nouvelle” religion interroge notre modèle de laïcité en ce qu’elle se manifeste dans l’espace public (l’école notamment, qui donnera lieu à la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires), à un moment où le reste des comportements religieux s’est accomodé de l’application “traditionnel” du principe de laïcité dans notre pays.
Dans les deux cas, ce qui me semble intéressant est le rappel de l’importance de correctement identifier l’enjeu auquel il convient de répondre et que l’on pourrait formuler ainsi : étant donné que le fait religieux est une réalité indéniable dans nos sociétés, que l’adhésion à une religion relève du droit constitutionnel de la Liberté de conscience et que la loi de 1905 dispose que l’Etat est garant en son article 2 du libre exercice des cultes (culte, c’est-à-dire, rappelle l’auteur, un fait social concernant une collectivité, et complémentaire donc de la Liberté individuelle de conscience), quel vivre ensemble veut-on créer ? René Rémond souligne comme depuis 1905 (au moins ! en réalité, peut-être plutôt depuis 1882, date de la loi sur l’enseignement laïc), la laïcité a pu s’idéologiser chez les promoteurs du principe jusqu’à aboutir à un rejet anticlérical systématique de l’expression du religieux dans l’espace public (ce dont la loi de 1905 ne dispose pas) et en même temps rencontrer un phénomène de rejet massif chez les cléricaux, dont l’amertume sur la Séparation trouvera un point de convergence dans la détestation du régime républicain avec le Maréchal Pétain, avant de reconnaître la valeur et le bénéfice qu’elle pouvait trouver dans ce système. L’auteur montre comme à chaque génération, on trouve des exemples qui témoignent de la crispation, en même temps que de l’intelligence pragmatique pour au final faire triompher la possibilité pour les citoyens français, quelles que soient leurs convictions, de faire société.
René Rémond cite cette phrase, publiée dans un article de la revue Esprit de 1951, signée de deux universitaires (l’historien André Latreille et le philosophe Joseph Vialatoux) : “la laïcité est l’expression juridique de l’acte de foi”. Cette synthèse précède d’une dizaine d’années les conclusions auxquelles parviendront les travaux du Concile de Vatican II sur la Liberté de conscience des individus, résumées dans la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse de Paul VI en 1965, Dignitatis humanae et complétées en 2005 par la lettre adressée par Jean-Paul II à la Conférence des Evêques de France au sujet de la laïcité en France.
Ce court livre est donc un condensé éclairant ! Il permet de façon limpide de comprendre l’évolution d’une idée jusqu’à l’émergence d’un système juridique et des négociations entourant son actualisation/application, qui en font un des pilliers de notre système républicain actuel. Une oeuvre utile donc, pour notre temps, caractérisé par des crispations autour de ces questions. De nombreuses méprises, méconnaissances et manipulations ouvertes tendent à faire dire au Principe de laïcité ce que la loi ne prévoit pas ou de justifier les applications en réalité dévoyantes de son contenu. Le texte en appelle au contraire à l’intelligence, au génie politique français, qui a su à travers son Histoire trouver des solutions originales pour bâtir un projet d’émancipation, fondé sur les libertés individuelles, parmi lesquelles celle concernant la conscience, conçue comme devant relever de la responsabilité et du choix parfaitement libre des individus.