Anaïs Nin de Léonie Bischoff
Lors du festival d’Angoulême 2021, “Anaïs Nin : sur la mer des mensonges” a reçu le prix Fauve du public France Télévisions. A l’occasion de l’édition 2023 de l’événement, Casterman a ressorti, à bas prix, une série de bandes dessinées ayant remporté des distinctions à Angoulême, parmi lesquelles la biographie de l’écrivaine franco-américaine proposée par Léonie Bischoff. Unaniment saluée par la critique, cela m’intéressait de me faire un avis au sujet de cette oeuvre sur cette figure singulière de la littérature du XXè siècle, doublement intrigué par l’engouement suscité et ce personnage que je ne connaissais absolument pas.
La BD semble librement inspirée des écrits autobiographiques d’Anaïs Nin. Il est un fait notoire que cette dernière a développé et entretenu dès l’âge de 11 ans et ce jusqu’à sa mort la tenue d’un journal intime détaillé. Cela constitue un matériau de choix pour explorer une tranche de vie intime, celle de la vie parisienne (plus précisément de banlieue parisienne) du couple de l’écrivaine dans les années 30. On fait donc la connaissance de cette jeune femme, de son couple, de leurs fréquentations, et rapidement de sa créativité littéraire, de son désir sexuel fantasmé et assouvi extra conjugal, ces deux derniers aspects se mêlant en un seul élan dans sa relation avec Henry Miller.
Le récit, à l’image de la très belle couverture de l’album, met en scène un aller retour permanent entre vie vécue, romance et fantasme. La dimension érotique et sexuelle est omniprésente, et tisse un lien intime avec l’inspiration littéraire d’Anaïs, alimentant sa compréhension du désir, du plaisir partagé, de la relation charnelle comme moteur de créativité et, in fine, de la façon de satisfaire les multiples facettes d’une personnalité par la multiplication de ses expériences.
De mon point de vue, et ce de façon très peu originale, il y a la forme et le fond.
Léonie Bischoff offre à son personnage un cadre graphique et une mise en scène superbes ! Superbes ! Il y a de quoi être admiratif de cette approche de la BD, qui parvient à créer une ambiance unique, manifestée par l’emploi d’une mine multicolore, et d’enchaînements d’une impressionnante fluidité dans la retranscription des éléments vécus et fantasmés. Le tout crée une sensation empreinte d’onirisme, sur fond de questionnements psychanalytiques, qui rend compte à merveille des réflexions et émotions de l’héroïne.
Concernant le fond, je dois dire que ce volume m’a au final peu intéressé. Et cela tient à la pauvreté de sa conclusion, qui coupe les ailes à l’ambition affichée par une représentation graphique audacieuse. Ce n’était “que” l’histoire d’une personne qui se cherchait et affirme s’être trouvée. Ce “que” peut sembler présomptueux, mais verbaliser dans l’oeuvre même cette vérité, c’est-à-dire le fait pour la scénaristique d’inscrire dans le texte de sa bande dessinée une sentence finale faisant ce constat en guise de conclusion, cela réduit, à mon sens, la portée de l’oeuvre. Elle m’a fait penser à Monica dans Friends, suite à sa rupture avec Richard, laissant à ce dernier un message répondeur qu’elle conclut en disant “I’m breezy” (je suis enjoué, cool, détente) et Joey lui répondant “you can’t say you’re breezy: that totally negates the breezy” (tu ne peux dire “je suis cool”, car cela nie totalement la coolitude”).
Par ailleurs, à titre personnel, je dois admettre ne pas être convaincu par le récit et sa conclusion au vu des éléments mis en avant dans les planches de ce volume. En effet, la BD insiste sur la vie sexuellement libre de l’écrivaine, avec Miller, mais également avec son cousin homosexuel, ses deux psychanalystes successifs, son professeur de danse, son mari, et ne présente que tardivement les abus subis dans l’enfance de la part de son père – violences physiques, morales, photographies d’elle nue -, avec qui elle finit par avoir, à l’âge de trente ans, des relations sexuels, rapportées dans une version publiée après la mort de Nin et “non expurgée” de son journal intime.
Difficile, il me semble, au vu des faits rapportés pris dans leur ensemble, de voir dans le profil de l’artiste Anaïs Nin une figure de proue d’une libération quelconque, plutôt que celui d’une personne blessée et durement éprouvée par la vie qui se réfugie dans la fuite. Il m’a semblé que les paroxysmes que constituent son choix d’entretenir une relation incestueuse avec son père à 30 ans et son impossibilité morale, émotionelle, affective d’assumer une maternité qui se présente, ce qui la conduit au choix d’avorter, à un stade manifestement très avancé, d’un enfant dont la paternité ne semble pas évidente à établir, signent un malaise personnel profond, qui disqualifie la notion de libération. Attention sur ce dernier point : le droit à l’avortement et la libre disposition du corps de la femme par elle sont des éléments essentiels. Je parierais d’ailleurs volontiers sur le fait que si Anaïs Nin avait eu accès à une contraception moderne, cette grossesse non souhaitée n’aurait pas eu lieu. Mais à nouveau, l’oeuvre dépeint un personnage en proie à un malaise profond, causant son instabilité, et dont les options de vie ne sont pas neutres et disent quelque chose de son état d’esprit.
Si j’ai été touché par cette histoire, c’est par la vie de cette femme maltraitée dans son jeune âge, dont le récit rapporté ici me donne envie de penser qu’elle n’a pas l’air bien dans ses pompes, et ce y compris au moment de la conclusion de l’ouvrage, malgré les affirmations contraires formulées que la scénariste prête à son héroïne (“I’m breezy!”). Tel qu’affiché par le titre et affirmé par le personnage, il m’apparaît en réalité qu’elle vit de façon délibérée dans le mensonge et le fantasme.
C’est beau donc, mais, de mon point de vue, l’oeuvre trouve dans la faiblesse de son propos une limite à la beauté proposée. Par ailleurs, il est étonnant que cette BD, dont le caractère érotique très prononcé (même si finalement nettement moins que Fraise et Chocolat), obtienne une distinction “prix du public” à Angoulême, l’oeuvre contenant une description, graphiquement et textuellement, explicite d’un inceste consommé et librement consenti par une jeune adulte. De nombreux commentaires évoquent une certaine ambiguïté à ce sujet : selon certains la BD laisserait planer le doute quant au fait de savoir si cet acte relève du fantasme ou de la réalité. Mais le journal intime publié d’Anaïs Nin ne fait aucun mystère à ce sujet, et le travail précis de Léonie ne saurait ignorer ce point.