The lonely man of faith du Rabbin Joseph Soloveitchik
Selon le récit biblique, l’Homme a été créé deux fois. Une première fois (Adam et Eve), au sixième jour, dans l’ordre des éléments créés par Dieu (Gen 1, 26-30) ; une deuxième fois (Adam puis Eve), quelques versets plus loin, avec le récit de la formation à partir de la terre et du souffle insufflé dans ses narines (Gen 2, 7-8). Ces deux créations ne disent pas la même chose de la vocation d’Homme. C’est l’étude de cette dualité qui inspira en 1965 au Rabbin Soloveitchik son lonely man of faith (le croyant solitaire en français – texte complet en anglais), dans lequel il dressait le diagnostic des enjeux de la vie de foi et de la modernité.
Pour le rabbin Soloveitchik, ce que nous disent le récit biblique et la tradition est clair : le double récit de la Création de l’Homme nous indique une vocation duale de celui-ci, dont les deux aspects sont voulus par Dieu.
D’une part, créé à l’image de Dieu (Gen 1, 26) – c’est-à-dire avec la faculté de créer – il s’insert dans l’ordre naturel qu’il doit dominer et soumettre. Il développe des techniques, une vie sociale et un sens collectif, les sciences, le droit, les contrats, la solidarité, la religion… Toutes ces choses qui relèvent des catégories du comment et des savoir faire, et qui font que l’Homme conquiert, construit, organise son succès à la surface de la Terre, et y déploie sa dignité, sa majesté. D’autre part, façonné par la main de Dieu, amené à la vie par Son souffle, puis placé dans le jardin d’Eden, le deuxième Adam est fragile, infiniment personnel et infiniment rien devant Dieu qui lui impose sa souveraineté, en proie à la solitude. Ce deuxième Adam ne peut que faire le constat de son impuissance fondamentale et être traversé par les questions existentielles, assailli par le stress de la vie et la recherche du sens de l’expérience humaine, mouvements intérieurs apaisés uniquement par la rencontre avec Eve, qui lui offre un début de rédemption sur le fondement du sacrifice personnel qu’il fait pour faire sa rencontre (elle est extraite de son côté).
Le rabbin Soloveitchik interprète cette dualité comme donnant naissance à deux types de communautés. Le premier Adam construit la communauté des Hommes, faite de relations interpersonnelles, transactionnelles, et animée par la recherche du succès et de la croissance (vocation exprimée en Gen 1, 28). Le deuxième Adam est le seul qui puisse donner naissance à la covenantal community, la communauté de l’Alliance, de l’engagement, c’est-à-dire un lien relationnel plutôt que transactionnel, et qui dépasse cette fois l’interpersonnel pour y ajouter une Troisième Personne en tout présente.
L’auteur insiste sur le fait que pour le Judaïsme, le monde est un : il n’existe pas un domaine du premier et un domaine du deuxième Adam. A nouveau, la dualité fondamentale de l’Homme est voulue dans l’acte de la Création par Dieu : les entreprises du premier sont bénies pour qu’il repousse sans cesse ses limites ; la faculté du deuxième à reconnaître sa faillibilité, et prendre la mesure de ses jours sous la souveraineté de Dieu, faire l’expérience de la solitude et de l’indicible sont autant d’éléments de sa venue à la vie. Et les deux Adam vivent dans le même corps et s’alimentent l’un, l’autre. Le premier empêche le deuxième d’être coincé dans une contemplation divine inhibitrice ; le deuxième traduit en codes culturels intelligibles et praticables une partie de ce qu’il lui est possible de restituer, de sa petitesse devant Dieu, conscience lentement développée dans la vie de prière.
Or, dit le rabbin Soloveitchik, la modernité est caractérisée par le fait que l’Homme, à la faveur de l’avancée des techniques et de ses connaissances, a le sentiment d’être tout puissant. Babel bis. Ce faisant, le deuxième Adam connaît une solitude renouvelée : en plus de celle voulue par son Créateur, il fait maintenant face au rejet du premier Adam, qui ne voit plus en lui qu’un frein à son pouvoir et son progrès sans bornes. Le premier n’a plus besoin du deuxième et sans lui il ne peut que s’enfoncer dans l’idolâtrie ; le deuxième est impuissant à toucher le premier et sans lui, l’Homme de foi connaît le risque de s’exclure de la société afin de préserver une vie de foi hors de l’atteinte d’un premier Adam tout puissant.
Cette lecture m’a frappé par sa clarté d’énoncé et sa méthode. Le rabbin Soloveitchik prend le temps, patiemment, de décrire et articuler les différents éléments de sa démonstration, pour réserver la formulation d’un diagnostic de l’enjeu de la vie de foi et de la modernité pour la fin de son texte uniquement. En chemin, il a multiplié les références dans la Tradition juive et emprunté certaines vues et concepts aux domaines de la philosophie et des sciences qu’il connaît par ailleurs pour établir sa démonstration. Il me semble que jamais je n’avais lu de description aussi précise de l’enjeu de la modernité en ce qui concerne la vie de foi, et plus précisément, à l’intérieur de son développement, la dualité religion et vie spirituelle intime, qui reflète les deux Adam et ses risques actuels.
Formulé en 1965, le texte relève de ces constats étonnants de clairvoyance, qui saisissent pleinement l’ère du temps et dressent un tableau de la problématique fondamentale qu’il pose, problématique dont la validité/pertinence ne se limite pas à l’époque qui l’a formulée. A n’en pas douter un court livre d’une grande densité, qui méritera a minima une deuxième lecture et une discussion avec d’autres, touchés par le sujet traité.
[EDIT] Suite à la publication de ce post et sa discussion avec quelques connaissances, deux ressources complémentaires m’ont été transmises :
- un résumé demandé à ChatGPT de l’ouvrage du rabbin Soloveitchik, dans lequel il a été demandé à l’IA générative d’imaginer un dialogue entre Adam 1 et Adam 2 sous forme d’un échange empruntant aux codes du rap. Chose très intéressante à souligner ici, ce texte produit par l’IA a été republié dans Tradition, soit le journal dans lequel le rabbin avait publié son texte pour la première fois en 1965.
- un cours d’Akadem sur la pensée des maîtres Soloveitchik et Leibowitz concernant le rapport de la religion avec la modernité.
1 COMMENT
[…] en ce qu’elle peut dialoguer, bizarrement, avec l’essai du Rabbin Soloveitchik “The Lonely Man of Faith“. Mise en parallèle, sur la base de l’exégèse biblique, d’Adam 1 et Adam 2. Le […]