Régis Loisel et Jean-Louis Tripp nous projettent avec leur série Magasin Général au beau milieu d’un village d’irréductibles Québéquois, Notre-Dame-des-Lacs, au milieu des années 1920. Dans cette vie rurale, le magasin général, en tant qu’unique commerce du bourg, est tout à la fois lieu de convivialité et lien avec l’extérieur. Marie, sa propriétaire, vient de perdre son mari Félix, lorsque nous faisons sa connaissance. Triste, sans enfants, et se retrouvant à assumer seule la gestion du magasin, on découvre à travers ses yeux, et les commentaires pas toujours tendres que lui adresse son défunt mari de l’au-delà, la vie à la campagne, rude, les us et coutumes, le regard des autres, la difficile rencontre avec le changement.

Et pourtant de changement il va en être question ! Celui-ci se manifeste avec l’arrivée d’un jeune curé, Réjean, reprenant la paroisse de son prédécesseur disparu, mais surtout avec l’entrée en scène imprévue de Serge, un jeune homme parisien, victime d’un accident de moto près du village, à qui Marie va offrir son aide. Par petites touches, ces nouveaux visages, débarqués de “l’étranger“, non familier des traditions bien en place du village vont causer sans forcément le rechercher une révolution et réaliser une brèche par laquelle va s’engouffrer un bout de modernité. Tous les sujets vont révéler un potentiel clivant dans le grand bousculement des habitudes : religion, virilité, sexualité, commerce, cuisine…

La série est un mélange étonnant de doux et de cru, servi par un dessin généreux et un travail incroyable sur les lumières par Tripp ! Voir les cases dans le tome 3 consacrées au repas de Noël préparé par Serge est une expérience des sens, à laquelle le lecteur participe de tout son être : on est d’accord avec les convives qui trouvent les brioches fumantes appétissantes ! Mais Magasin Général se distingue avant toute chose par son écrit : le français pratiqué est local, et le texte travaillé en collaboration avec Jimmy Beaulieu afin d’être accessible au français et authentique aux yeux des québéquois.

Magasin Général est une très belle oeuvre de chronique sociale, humaine, humaniste même, dont l’environnement choisi – la vie d’un petit village de campagne à proximité de la modernité sans être dedans – permet d’aborder une très grande diversité de thèmes qui se rattachent à un questionnement gigantesque : comment se négocie, individuellement et collectivement, le, voire les, virage(s) du changement !?