Deux filles nues de Luz
Sans doute ma lecture la plus originale parmi les sorties BD 2024, les Deux filles nues de Luz se démarque par le choix radical de sa narration : l’histoire d’un tableau qui traverse le XXè siècle, vue au travers des “yeux” dudit tableau, témoin silencieux de la montée du nazisme, des spoliations d’oeuvres, de la dénonciation de l’art dégénéré, de la réconciliation de l’Histoire.
Deux filles nues, c’est l’histoire d’un tableau peint en 1919 par Otto Mueller. Le livre présente le voyage de cette oeuvre au cours du temps, entre 1919 et 2001, cadrage historique qui permet à Luz de rendre compte tout d’abord d’un contexte de réalisation très libre, en pleine ébullition de création artistique post première guerre mondiale, avant que d’exposer l’inexorable ascension du nazisme vers le pouvoir et l’exécution de ses politiques délétères, pour enfin montrer une forme de justice de l’Histoire avec la restitution de ce bien spolié.
Le livre de Luz est richement documenté et cela se ressent dans son souci du détail, depuis les lieux de son histoire jusqu’aux protagonistes, plus ou moins connus, qui jouent un rôle dans la destinée de ce tableau. Mais la très grande originalité de ce volume consiste à dérouler tout le récit depuis le point de vue de la toile. Le lecteur la voit ainsi prendre petit à petit forme, par touches, dans les toutes premières pages qui narrent sa création. En réalité, ce n’est d’ailleurs pas le tableau que le lecteur voit prendre forme, mais plutôt son champ de vision, “appelé à la vie” par les coups de pinceau d’Otto. Luz pousse son approche dans toutes ses conséquences : on voit défiler tous les personnages que croise le tableau ; le cadre des cases correspond au champ de vision strict de celui-ci, inclinaison comprise ; la vie qui se déroule dans ce champ de vision joue sur les premier et deuxième plans ; si l’œuvre est emballée ou transportée, apparaissent en travers de la case ficelle ou bras de déménageur… Fait marquant en même temps que conséquence ultime de cette mise en scène : jamais le tableau n’apparaît au lecteur. Tour de force formel.
Si l’on s’en tient au récit à proprement parler, Deux filles nues évoque naturellement la douloureuse période que fut le nazisme, tant pour certaines populations que pour le traitement propagandiste réservé à l’art moderne, mais également sa rédemption. Le tableau d’Otto lui fut acheté par un collectionneur Juif, l’avocat Ismar Littmann, dont la collection fut confisquée par le régime nazi au moment de sa mise en vente par la famille qui cherchait à obtenir de l’argent pour faciliter son départ d’Allemagne. De là, la toile sera mise en avant lors de l’exposition consacrée à l’art dégénéré, à Munich puis dans une tournée des grandes villes du pays, avant d’être finalement accueillie à partir des années 70 dans un musée de Cologne. Parcours troublant, touchant, mais pas nécessairement renversant, voire même plat : il est peint, il voyage, il est exposé dans un musée.
Si l’on se penche sur une dimension symbolique toutefois, l’œuvre peut être reçue selon plusieurs significations ou interprétations, qui lui confèrent une hauteur de vue autrement plus intéressante. Il me semble qu’une première perspective consiste à s’intéresser au changement d’état de l’œuvre artistique, qui passe du statut d’objet à celui de sujet dans le récit proposé. L’Art est une représentation du monde : une sculpture, une peinture, un texte littéraire, un dessin sont autant de tentatives de capter et rendre quelque chose de perçu dans notre monde environnant. Luz renverse dans son livre la perspective avec une proposition étonnante : l’Art façonne le monde. Il façonne la passion du peintre, l’admiration du collectionneur, la haine que lui porte les nazis, interpelle ses spectateurs, humanise son sauveur, permet que justice soit rendue par sa restitution. Le tableau contemple l’amour, la folie, la cruauté, la curiosité, la beauté des Hommes.
Une seconde perspective hypothétique s’inscrit plus intimement dans le parcours de Luz, dessinateur de presse rescapé des attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015. Auteur foncièrement politique, défenseur engagé de la liberté d’expression, on est troublé à la lecture de ce Deux filles nues par les possibles correspondances, sans point Godwin atteint, entre le travail de l’auteur et ce tableau, qui tracent ensemble un même enjeu existentiel, une question de vie ou de mort, à pouvoir librement produire et exposer de l’Art, sans prise sur la vie et les événements. Que survienne un environnement politique totalitaire qui interdit l’Art ou qu’une pensée religieuse inspire à des terroristes le meurtre d’artistes au motif que ceux-ci ont dessiné ce qui est interdit, et soudainement l’Art devient le thermomètre d’une société, dont la température élevée signale que la Liberté de restituer un bout du monde que l’on perçoit se meurt.
Les deux perspectives se rejoignent dans l’effet de l’Art en tant que produit humain. Elément frappant dans le livre : il ne s’agit pas de raconter la façon dont l’artiste est inquiété par le pouvoir pour son travail. Et pour cause, celui-ci meurt en 1930, c’est-à-dire avant qu’une véritable politique répressive ne se mette en place en Allemagne. C’est bien la production de son travail elle-même qui est en cause, ainsi que son propriétaire Juif. L’histoire est en fait simple : une œuvre se montre aux yeux de tous et peut observer, comme tout à chacun, que non seulement il est impossible de plaire à tout le monde, mais qu’en plus de cela, une poignée d’Hommes peut avoir le pouvoir de décider, sous peine de mort, de ce qui doit plaire à tout le monde ! Cela m’évoque la destinée incroyable du manuscrit de Vie et Destin de Vassili Grossman, saisi et littéralement emprisonné par le régime soviétique, événement qui donne une puissance narrative décuplée à ce roman monumental par la preuve faite dans la vraie vie de la véracité du propos développé dans ses pages au sujet du totalitarisme.
Deux filles nues : étonnant récit, malin dans sa réalisation. A méditer pour en tirer matière à réflexion, travail à peine commencer dans les quelques lignes ci-dessus.