La dernière reine de Rochette
La lecture d’une bande dessinée signée M. Jean-Marc Rochette ne peut laisser son lecteur indifférent. Après avoir lu (dans le mauvais format, mais j’aurai l’occasion d’y revenir dans un prochain billet !) Ailefroide 3954, c’est un autre élément de cette trilogie que l’auteur consacre à la montagne depuis 2018 que j’ai dévoré ! Nouveau récit saisissant, brut d’humanité et de nature, ce dernier volet montagnard intitulé “la dernière reine” est une ode à la loyauté et à l’amour.
Edouard Roux est un personnage mystérieux, que l’on rencontre dans les années 20 dans sa cellule de prison à la veille de son exécution. Par touches, Rochette nous présente un homme de la montagne, sauvage, ayant grandi à l’écart du village, en pleine nature. L’auteur multiplie les flashbacks historiques, n’hésitant pas à remonter le temps avant l’homme des cavernes, pour dépeindre un Vercors, habité de ses animaux et de leur appétit, aux montagnes couvertes d’épais manteaux de forêts. C’est dans ce décor qu’apparaît l’Homme, en tribu, et l’on comprend au cours des différents tableaux historiques que la famille de notre héros est une lignée spéciale de ce terroir, proche de la nature et des animaux, des ours en particulier, proximité qui lui a valu à travers les siècles la marginalisation réservée aux sorcières et aux démons.
Envoyé au front de la Première Guerre Mondiale, où il restera mobilisé pendant deux ans et demi, Edouard perdra le visage dans une explosion d’obus. C’est sa rencontre avec Jeanne Sauvage, inspirée du personnage de Jane Poupelet, qui va bouleverser sa vie. Jeanne, artiste sculptrice animalière, lui redonne un visage qu’elle crée pour lui et s’attache à lui. Ils vont ensemble partager une tranche de vie courte et intense, qui les mènera de la Butte de Montmartre des artistes à la radicalité des montagne du Vercors. Fil directeur de leur relation : la sculpture animale et sa faculté à rendre dans le modelage de la matière la vie sauvage du grand air, plutôt que la vie lamentable de bête prisonnière du Jardin des Plantes, objet de curiosité et de spectacle zoologique.
Une des forces de ce récit réside dans le décor historique qui lui sert de scène. Rochette, passionné et ancien étudiant d’histoire de l’art, admirateur du travail de peintres comme Soutine (qui était déjà cité dans Ailefroide), offre à ses personnages un cadre particulier : celui du Montmartre Bohême des artistes, des enjeux du milieu, des problèmes d’argent et de survie ; celui également du Paris des Halles marchandes où l’on peut vendre à la journée la force de ses bras ; celui enfin des montagnes nues, de la rivière sauvage glacée, des grottes secrètes connues des seules ermites.
Rochette a le don, par le travail de son cadre narratif, de mettre en scène la radicalité et le sans concession. C’est une des caractéristiques manifestes d’Ailefroide, où il narre sa propre histoire d’amour avec la montagne ; c’est encore plus vrai avec la dernière reine, où Edouard embarque l’intransigeance humaniste de son auteur, de son rapport tranchant avec la vérité. Très lourdement blessé par la guerre, dévisagé par elle, Edouard aspire à l’anarchie en réponse à l’hypocrisie de la société qu’il a défendue par les armes. Son visage retrouvé, et l’attrait que sa gueule cassée n’empêche pas d’inspirer à Jeanne, scelle entre les deux un amour simple et authentique. Le constat de la disparition des forêts de son enfance, de ses animaux, de sa nature chérie, au profit d’un Homme toujours plus conquérant et destructeur de la beauté du monde, anime en lui une révolte contre ses semblables. Ces trois éléments signent une conception de la loyauté radicale, inscrite dans une généalogie et une tradition héritée, fait frémir par la force de l’engagement exprimé et la cohérence courageuse de son action.
Le dessin est époustouflant et surtout, surtout, le jeu des couleurs tranchées donne un souffle profond à cette oeuvre !