Moïse fragile de Jean-Christophe Attias
La lecture de l’essai autobiographique de Jean-Christophe Attias, un Juif de mauvaise foi, m’a donné envie de lire ses autres publications. Mon attention s’est portée sur son essai historique Moïse fragile, salué en 2015 par le prix Goncourt de la biographie. Plus que de biographie cependant, c’est d’exploration et d’interrogation des traditions bibliques et rabbiniques dont il est question dans cet ouvrage, dans le but avoué de présenter Moïse, le plus grand prophète d’Israël sous un jour plus humain qu’héroïque.
J’ai énormément apprécié ce livre, probablement l’une de mes meilleures lectures de ces dernières années. Méthodique, Jean-Christophe Attias, après un rappel introductif de la vie de Moïse telle que rapportée par les quatre livres de l’Ancien Testament / du Pentateuque qui le placent comme personnage central, peint par touches choisies un portrait de l’homme fragile que fut le plus grand prophète d’Israël. Car, rappelle l’auteur, si le Deutéronome appelle Moïse plus grand prophète d’Israël, c’est son humilité qui lui vaut ce titre.
De quelle humilité s’agit-il ? Celle d’un homme qui échappe à plusieurs reprises à la mort, qui pèse comme une menace permanente au-dessus de sa tête à tout moment, un homme bègue, peu à l’aise avec la prise de parole en public, un homme désigné pour une mission qu’il accepte sans la vouloir, qui assume un rôle d’intermédiaire entre un Dieu qui met à l’épreuve et un Peuple à la nuque raide, qui fera les frais de la rebellion des siens en étant privé d’entrer dans la Terre Promise… Pour chacun de ces éléments, l’auteur interroge les traditions, ce qu’elles disent ou laissent entrevoir de ce personnage clé, grand par la tâche, et en même temps constamment au service de sa mission – libérer les Hébreux et leur transmettre la Loi – et de son Peuple.
Pour étayer son propos, Jean-Christophe Attias puise dans les traditions, principalement juives mais également chrétiennes voire musulmanes, concernant Moïse. Comme il l’indique lui-même, il en tire une sélection de sources qui lui est propre, laissant entendre qu’un commentaire dans le sens inverse serait parfaitement envisageable. Mais ici ce qui l’intéresse n’est pas l’argumentation d’une toute puissance du prophète, dont le texte nous dit la grandeur et la place particulière qui lui revient dans l’Histoire d’Israël, mais au contraire de mettre en évidence, loin d’un aveuglement religieux littéral, l’humanité de Moïse, l’accomplissement inachevable de sa mission.
En effet, la caractéristique des Hébreux est d’être mis en mouvement par un homme qui a confiance dans la parole divine, de le suivre au désert, et là, dans cet errement étrange de quarante ans, recevoir de lui l’enseignement de la Liberté, de la Loi et des étapes de la construction de son futur sur sa future terre. Leader politique, visionnaire, maître enseignant, Moïse est donc la figure guide d’une première génération d’hommes et de femmes libres, qui a tout à créer ; figure de ce fait également constamment en tension, à laquelle s’impose un devoir d’écoute et de décision, dont les enjeux sont vitaux pour lui à chaque fois.
Il y a de nombreuses années, lors d’un temps passé dans un monastère jésuite à Namur, un prêtre expliquait que, chez les Catholiques, on ne mesurait pas toujours bien qui était Moïse en réalité : qui est ce fils adoptif de la fille de Pharaon, élevé à sa cour, au sein de l’une des plus grandes puissances de son temps… cela signifie ni plus ni moins qu’il avait fait Harvard, c’est un grand privilégié, membre d’une élite ! expliquait-il. Pour les Juifs, Moïse est désigné par l’expression (figée) Moshe rabbenou, Moïse notre maître, plaçant ce dernier par défaut au-dessus de la mêlée, dans une compréhension quasi hiérarchique. Ces deux éléments de compréhension se combinent dans l’oeuvre de Jean-Christophe Attias pour ne former qu’une seule réalité : si Moïse est bien un personnage hors norme, tant par ses capacités intellectuelles (que physiques d’ailleurs !), c’est bien pour faire, avant tout, oeuvre de transmission et de poseur de pierre angulaire du Judaïsme dans la Liberté et l’écoute de la Loi, pierre angulaire dont la particularité serait d’être en mouvement constant, celui des années du désert, hors sol. Dans cette perspective, ce qu’il retient est une compréhension du Judaïsme tournée vers les Nations et porteur d’un message universel, plutôt que celle d’une religion étriquée, repliée sur son ethnicité et sa terre.