Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli
Fiction sans l’être, le mage du Kremlin retrace le parcours de Vadim Baranov, personnage partageant de nombreux traits communs avec Stanislav Sourkov. Le héros occupe le rôle de premier conseiller politique de Vladimir Poutine au moment de son accession au pouvoir et ce jusque dans les années 2000, une immersion dans l’ambiance et l’appareil d’Etat russe de cette période.
Le mage du Kremlin est un entretien de vie : ses trois premiers chapitres décrivent à la première personne la vie peu exaltante d’un étudiant à Moscou qui entre un peu par hasard en contact sur Twitter avec Vadim Baranov, ancienne éminence grise du Président Poutine. Les deux hommes, après quelques échanges en message privé, finissent par se rencontrer dans la demeure reculé de l’ancien conseiller. Le point de vue change dès lors, et Baranov prend l’étudiant à témoin pour lui livrer la réalité de son parcours auprès du pouvoir. Publicitaire, producteur de reality shows, il est initialement repéré par Poutine comme disciple de l’homme d’affaires Boris Berezovsky. Ce dernier, figure de l’oligarque ayant profité de la chute de l’URSS pour s’enrichir, contribue à l’arrivée au pouvoir de l’actuel Président russe, misant sur lui comme un simple fonctionnaire loyal qu’il serait aisé de manipuler.
Rapidement, le calcul de Berezovsky s’avère mauvais et c’est la figure de Baranov que Poutine lui préfèrera pour gérer ses campagnes de communication et in fine agir auprès de lui comme conseiller politique de premier plan. Cette relation naît, selon le récit autobiographique du personnage, de ce que Poutine et lui-même partagent en réalité une culture commune, héritée de la loyauté soviétique qui n’avait que faire de l’argent et en même temps conscient de la nécessité d’un double défi de la fin des années 90 : d’une part, faire entrer la Russie dans un modèle de modernité désirable par sa population, et, d’autre part, rétablir la verticale du pouvoir et le respect de l’autorité politique.
Le roman de da Empoli se veut donc une plongée dans l’ambiance russe de ces années là, dans laquelle se croisent les différents groupes d’influence qui gravitent autour de la personne du Président, le Tsar, entre siloviki, ex futur ex oligarques, amis pétersbourgeois, mercenaires, agitateurs punk, penseurs libres… autant de figures avec lesquelles le pouvoir va compter pour bâtir sa nouvelle image et ligne de conduite.
Le roman dit-il la vérité ? Cela dépend à quoi l’on s’intéresse. Il s’agit bien d’une oeuvre fictionnelle (Vadim Baranov n’existe pas tel qu’on le rencontre dans le livre ; néanmoins le véritable Vadim Baranov est une figure qui rappelle quelque peu celle du père du héros évoqué dans le récit), écrite par un non russe, dont la Russie, même si elle peut faire partie de ses centres d’intérêt, n’est pas l’objet de l’expertise première de Giuliano da Empoli (à noter tout de même que ce dernier est professeur de politique comparée à Science Po). D’un point de vue factuel et culturel, il y aurait donc certainement à redire.
Si en revanche on s’intéresse à l’ambiance de ces années à la tête de l’Etat russe – ce qui après tout est un objet raisonnable de la littérature – alors le livre prend une dimension intéressante, voire par moment excellente, tant certaines fulgurances exprimées par Baranov correspondent à des éléments renseignés de la réalité et anime dès lors une scène politique très particulière, faite d’inévitables enjeux de pouvoir et d’influence du Tsar, de fausses courbettes et d’inculture crasse, de l’articulation du grégaire et du destin ambitieux de l’Empire, de justification du sale boulot et de stratégie du chaos.
A titre personnel, je dois dire que l’intérêt de cette lecture est de coïncider avec l’épisode de l’aventure Wagner de 23, 24 juin 2023. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un échange avec Prigojine que le personnage de Baranov livre une synthèse remarquable de l’approche russe de la communication numérique comme arme d’intoxication et de guerre : souffler sur toutes les braises, pousser jusqu’à l’enfermement chaque groupe dans ses revendications en jouant avec les algorithmes des réseaux sociaux et de distribution de contenus, bref diviser pour mieux régner, en se faisant ami du chaos.
Fictionnel, le récit l’est encore lorsqu’il donne une note d’amertume, voire de quasi regret, à son personnage, que ce dernier exprime de deux manières tout au long du roman : lui provient d’un monde cultivé, il n’est pas une brute qui réfléchit par le sang, la violence et l’argent ; par ailleurs, l’expérience de l’amour, d’un amour qui le fait maturer tout au long de l’histoire, lui donne à reconsidérer les priorités qui doivent être les siennes. Il y a là un élément romanesque mi crédible, mi faible, qui constitue peut-être une de mes rares hésitations dans l’appréciation de cette histoire, que j’ai trouvée parfois excellente dans sa capacité à projeter le lecteur au cœur d’enjeux politiques qui dessinent aujourd’hui l’actualité internationale.
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[…] University Press, 196239thread de Mathieu Audinet, chercheur à l’IRSEM, 8 Nov. 202340cf. la fiche de lecture concernant le Mage du Kremlin sur ce site. En l’occurrence, Moscou exploite au service de sa […]