En quelle année sommes-nous, 1936 ou 1940 ?
Au soir d’un rendez-vous électoral marqué par le choix déraisonnable de dissoudre l’Assemblée Nationale, M. Ruffin a appelé à l’union des forces de gauche sous la bannière Front Populaire. Devenu Nouveau Front Populaire, celui-ci indique une référence évidente à un épisode de notre Histoire nationale, le Front Populaire de 1936, mené par Léon Blum et rassemblant de nombreuses forces politiques qui avaient du mal à s’entendre (euphémisme), et qui, devant la menace fasciste, firent le choix de se rassembler sous une seule et unique bannière politique en vue de former un gouvernement social et progressiste.
Soudainement, nous nous sommes collectivement tous emparés de cette proposition d’un dimanche soir, les uns pour y adhérer avec l’émotion honnête de vivre l’intensité historique du mouvement convoqué et les autres pour dire que cela ne rimait à rien. Et comme pour tous les sujets qui mériteraient que l’on s’impose l’humilité et la retenue du commentaire de ce que l’on ne connaît pas, 1936 est devenu une énième discussion d’experts nouveaux : après les vaccins, le réchauffement climatique, la géopolitique russe, l’histoire du Proche Orient et tant d’autres sujets, le Front Populaire est aujourd’hui devenu le défouloir de ceux qui sont dans l’urgence de dire un truc auquel ils ne pigent rien, mais qui sied à leur émotion du moment.
Si des historiens – de gauche ou de droite d’ailleurs, car il suffit d’être intellectuellement et académiquement honnête – ont eu raison de rappeler que le mouvement de 1936 rassemblait des forces disparates, quitte à fermer les yeux sur le stalinisme, il me semble qu’au moins une question utile n’a pas été posée : le Front Populaire de 1936 s’est-il volontairement construit au bénéfice de la plus grande menace qui pesait alors sur l’Europe ?
Pourquoi cette question ?
Notre situation européenne est aujourd’hui celle d’un continent en guerre, non officiellement déclarée mais menée de front par une puissance, la Russie de M. Poutine, qui ajoute à la pratique des armes, une politique ouverte de destabilisation de nos régimes démocratiques depuis de nombreuses années. Cela se joue sur fond de discorde nationale et, en la matière, tout bois fait feu, qu’il s’agisse de la défense de la Chrétienté et de ses valeurs contre les déviances de l’Occident jusqu’aux tags antisémites sur le Mur des Justes au Mémorial de la Shoah à Paris.
La scène politique européenne en général et française dans le cas qui nous concerne n’échappent pas à l’influence du Kremlin. Deux partis chez nous font, de façon assumée, son jeu. RN et LFI ont, et ce depuis de nombreuses années, et ce de façon de moins en moins équivoque, multiplié les signes, les attitudes, les déclarations et les votes à l’ Assemblée Nationale, jusqu’à marquer en mai dernier par leur absence dans l’hémicycle la visite du Président Zelensky.
Au mieux, cela nous situe temporellement dans l’esprit de Munich. A Munich, jouer l’apaisement fut le pari des “cons”, comme le nota Daladier, qui pensèrent pouvoir éviter le pire et négocier avec l’Allemagne nazie. Or, dans notre cas, le pire est déjà advenu. La guerre fait déjà rage et carnages, et, depuis la Hongrie, la Géorgie jusqu’à la Moldavie et la Slovaquie, les Européens sentent la terre se dérober sous leurs pieds à mesure que les orientations politiques nationales convergent vers l’allégence au régime poutinien.
Pourquoi ce programme du Nouveau Front Populaire peine à convaincre le camp social démocrate sur la question ukrainienne ?
Le programme du Nouveau Front Populaire comporte bien des garanties sur la question ukrainienne, réaffirmant le soutien du pays et la fourniture d’armes. Le doute vient, dès l’origine, de ce que le Nouveau Front Populaire accueille dans ses rangs LFI. Mais il est renforcé par les manoeuvres politiciennes de cette dernière, prise d’otage de dernière minute, en pleine nuit, quelques heures avant l’expiration du délai de dépôt des candidatures.
La différence entre le RN et LFI réside en ceci que le RN a un parti de grande ampleur, l’autorisant presque à gouverner seul, à tout le moins en imposant ses conditions aux autres forces politiques qui pourraient être tentées de la rejoindre. Cela résulte d’une stratégie politique décidée à la fin des années 70, qui n’a cessé d’être validée jusqu’à ce jour. LFI pour sa part n’est pas dans la même situation. Elle est une formation au poids beaucoup plus faible politiquement. Mais son poids demeure relativement fort rapporté aux autres forces de gauche, ce qui semble la rendre incontournable. Autrement dit, là où le RN peut gouverner seul, la LFI a besoin de s’appuyer sur une alliance électorale, type Nouveau Front Populaire, pour ensuite se l’approprier et en faire un tremplin vers le pouvoir.
Ce que tendent à montrer les basses manipulations d’investitures dans un certain nombre de circonscriptions de ce weekend, au détriment de députés sortants qui ont osé critiquer M. Mélenchon, c’est que l’appareil de parti de LFI n’hésite pas à jouer fortement son intérêt (pour dire le moins), quitte à mettre en péril le crédit du programme du Nouveau Front Populaire, qui est passé du clair au trouble avant même que l’encre des signatures des représentants politiques qu’il rassemble ait eu le temps de sécher. Les électeurs sociaux-démocrates observent ainsi que M. Glucksmann s’est fait voler le résultat de ses élections européennes, qu’une semaine plus tard M. Ruffin s’est fait voler son Nouveau Front Populaire et qu’eux-mêmes se sont fait voler un temps précieux, qui aurait pu servir à la constitution d’un authentique rassemblement démocrate.
Car incontournable, LFI l’est à gauche uniquement lorsque celle-ci calcule son nombre de sièges ; mais elle ne l’est certainement pas dans le concert démocrate auquel elle n’appartient pas de toute évidence. L’analyse qui consiste à dire que la gauche ferait perdre plus de sièges au RN séparément plutôt que rassemblée, et ce à cause de LFI, a été court-circuitée par la viralité de la proposition de Ruffin, que je crois honnête homme quant aux principes qui sont les siens.
Quand on répond à la question “démocratie ou plus démocratie”, ce n’est certainement pas une alliance précaire des partis de gauche qui est à même d’y apporter la meilleure réponse, surtout lorsque celle-ci intègre dans ses rangs un parti qui d’une non seulement n’hésite pas à manœuvrer de façon anti-démocratique et contre la crédibilité du Front rassemblé, mais se distingue par son outrance, son antisémitisme ouvert mais non assumé. En somme, une addition d’éléments qui disqualifie la prétention à l’Humanisme.
Alors, en quelle année sommes-nous, 1936 ou 1940 ?
Le 10 juillet 1940, l’Assemblée Nationale vota les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, marquant ainsi l’entrée de la France dans la collaboration avec le régime nazi. Seuls 80 parlementaires votèrent “contre” ; 569 “pour”, parmi lesquels une importante majorité des députés du Front Populaire.
Jouer aujourd’hui le Nouveau Front Populaire comme moyen de résistance au RN, cela comporte le risque de couronner grand vainqueur une politique de connivence avec la Russie de M. Poutine.
Peut-être la LFI respectera-t-elle les engagements pris dans le cadre du programme du Nouveau Front Populaire concernant l’Ukraine. Peut-être pas. Qui, au vu des développements récents, peut par avance miser dessus tout ce qu’il possède sans en douter ? En tout état de cause, le comportement du leadership de la LFI du weekend passé, laissant entendre qu’elle préfère l’intérêt de son parti à la crédibilité du Nouveau Front Populaire, ne peut qu’accentuer la suspicion d’un électorat, tout juste floué la semaine d’avant. Ce parti démontre en un laps de temps record la très grande facilité qu’il a de passer du rassemblement d’un collectif à la primauté de la force indivuelle. A un ami qui me disait hier avoir confiance, j’ai répondu que j’étais admiratif de son zèle religieux, qui le portait à aveuglément accorder ainsi sa foi, lui d’ordinaire si farouchement anticlérical !
C’est pour cette raison, qui s’ajoute à de nombreuses compromissions, que je juge que ce Front Populaire-ci est une fraude, politique, intellectuelle, historique, et in fine, morale, qui pèche par excès d’émotions violentes, de colère et de peur, attisées de toutes parts par des irresponsables politiques, dans l’ensemble des formations de notre spectre partisan. Toutes les formations politiques ont à balayer devant leur porte. Les Français sont aujourd’hui des gens heureux d’être en colère, chose que les partis, les éditorialistes, les irresponsables manipulateurs de tous bords, les utilisateurs de twitter conspirationnistes, les anti-science et tant d’autres se sont évertués à faire advenir.
Nous ne sommes ni en 1936, ni en 1940.
En 2024, dans notre monde globalisé, nos ennemis oeuvrent à la fin d’un ordre international qui vit le jour au lendemain de la seconde guerre mondiale, et qui implique la fin de l’Occident tel que nous le connaissons. Oui, ces ennemis ne sont pas les seuls à avoir porté atteinte à cet ordre bâti sur le Droit International. Mais comme le disent nos amis Britanniques : “two wrongs don’t make a right”.
La guerre en Ukraine constitue une claque, dont les picotements nous parviennent tardivement tant nous sommes enfermés dans notre village gaulois ! Elle marque pourtant bien un réveil douloureux devant la réalité d’un monde violent, et qui n’a jamais cessé de l’être. Cela se traduit, comme depuis le début du projet européen, par une puissance internationale politiquement limitée, qui a fait le pari d’un soft power économique et culturel, et d’une sécurité sous-traitée à notre allié outre Atlantique. Un mauvais choix politique sur ces questions sur notre continent, résultant d’un défaut d’appréciation des risques encourus actuellement, aura vite fait de transformer les peurs et les colères des uns et des autres en amertume.
Nous avons les moyens de résister. Nos ennemis le savent. Si tel n’était pas le cas, ils ne s’agiteraient pas pour nous mettre à bas comme ils le font. Les orientations françaises sur l’Ukraine et sur l’Europe sont (enfin !) les bonnes, pour qui souhaite offrir une résistance à notre ennemi voisin et refuser d’offrir notre peau, par crainte de la perdre, sans avoir même chercher à la défendre. Léon Blum écrit ainsi dans son essai A l’échelle humaine : “L’expérience enseigne qu’aux moments redoutables de sa vie l’homme ne la sauve qu’en la risquant”. Voici notre responsabilité.
A nous toutes et tous, quel que soit le bord politique, les convictions, la religion, je souhaite de retrouver le sens de notre pays, de notre continent et de son avenir en partage.